geert lovink" (by way of nathalie) on 3 Oct 2000 10:06:09 -0000 |
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[nettime-fr] Questions Hans Ulrich Obrist |
from: hans ullrich obrist (huo@compuserve.com) Hubert DAMISCH Questions Hans Ulrich Obrist Paris, November 1999 HUO Comment envisagez-vous ces notions de Pluridisciplinaire, Interdisciplinaire, et Trans-disciplinaire ? Sont-elles utilisables? Le dialogue, en cette fin de siècle, entre les différentes disciplines paraît nécessaire. Je discutais l'autre jour avec Yona Friedmann qui lui n'est pas d'accord avec ces notions, et qui les remplace par le global, la pensée globale. HD Dans un premier temps, je serais moi-même tenté de refuser ces notions. La notion d'"interdisciplinarité" me dérange dans la mesure où il fait place en elle à l'idée de "discipline". Pour mon compte, je n'ai pas cessé de lutter contre toute idée de l'histoire de l'art en tant que "discipline" constituée: une histoire de l'art close sur elle-même, qui ne connaîtrait que de ses intérêts corporatistes, sans tenir le moindre compte de l'éclairage qu'elle peut attendre d'autres "disciplines", ni du regard que celles-ci portent sur elle, une histoire de l'art qui se vivrait comme autonome, sans jamais s'interroger sur ce qui fait sa spécificité, sa différence. L'interdisciplinarité reviendrait à demander à la discipline ainsi entendue de s'ouvrir sur l'histoire, l'anthropologie, la sociologie, quand ce qui m'importe dans l'art, c'est d'avoir moi-même à m'y ouvrir, à m'y exposer, à me rendre disponible pour lui, ce qui implique le renoncement à toute idée de discipline, aussi bien que de maîtrise. Le renoncement à toute idée de discipline, dans tous les sens du mot, mais peut-être pas dans tous les sens à la fois. Si j'ai beaucoup travaillé sur la perspective, c'est qu'avec elle s'est introduite dans la pensée occidentale l'idée que différents points de vue sont possibles sur le monde, les choses, les êtres, qui s'excluent les uns les autres. Il n'y a pas, dans l'ordre de la pensée, de totalisation possible, sauf à en appeler à Dieu, avec Leibniz, comme au "géométral de toutes les perspectives". Inter-, trans-, pluri-disciplinarité: je serai plus réservé encore sur l'usage auxquel ces termes peuvent prêter dans le champ artistique. Les rapports qu'on peut établir, les relations qui sont susceptibles de se nouer entre les différentes pratiques qui articulent ce champ (et qui ne devraient quant à elles avoir rien de "disciplinaire" !), et jusqu'aux interférences autant qu'aux courts-circuits qui peuvent en résulter, sont à penser en termes non d'objet, ni même de méthode (ainsi qu'il en va pour les disciplines scientifiques), mais de médium. C'est là le grand problème du jour en matière - je dis bien: en matière - d'art. Si cette notion d'interdisciplinarité, il nous faut cependant la défendre, au moins dans le champ théorique, c'est dans l'idée justement qu'on ne peut pas tout faire à la fois. On ne peut simultanément viser une oeuvre d'art sous son aspect formel, dans son rapport aux institutions et au marché, en termes d'échange ou de biographie. Je crois au principe d'incertitude dans les sciences dites humaines, et au premier chef en histoire de l'art, comme je crois au principe d'incertitude en matière d'art. On ne peut pas tout faire à la fois. Plus que l'interdisciplinarité, ce qui m'a retenu, c'est l'idée introduite par Roger Caillois, de "sciences diagonales". Je ne sais si des sciences (voire des pratiques) de ce genre existent ou peuvent voir le jour, mais ce qui m'intéresse c'est la diagonale. Tout ce qui fait que, quand on s'expose à l'art et s'y investit, le moment vient toujours de prendre la tangente, qu'elle ait nom l'inconscient, ou tout autre nom. HUO Est-ce qu'on pourrait parler de séquences, ou de successions ? HD L'idée qui a présidé à mon travail sur la perspective, c'est qu'on ne saurait écrire une histoire de la perspective, mais seulement des histoires perspectives, des "perspective stories", comme on parle de "détective stories". Pas d'histoire de la perspective, mais pas d'histoire sans perspective. J'insiste sur ce point parce que l'interdisciplinarité a souvent été associée à ce qui me paraît le projet le plus néfaste que puisse former un historien, celui d'une histoire "totale". Multiplier les perspectives, sans prétendre à la totalisation (pour ce qui est de la "globalisation", c'est une autre affaire), c'est faire un premier pas dans la direction de ce qu'"histoire" veut dire, dans chaque domaine de recherche, ce dont à vrai dire peu d'historiens se soucient. Mais plutôt que de diagonale, j'y reviens, c'est plutôt de transversale qu'il faudrait parler: de tout ce qui prend le sujet - dans toutes les acceptions du mot - par le travers, et le traverse. Plutôt que d'interdisciplinarité, je parlerais de transdisciplinarité, en mettant l'accent sur le trans- ou mieux encore sur le transit, la translation, voire la transe, mais non sur la transcendance. HUO Comment verriez-vous la formule de cohésion dynamique ? HD Il n'y a de cohésion qui vaille qu'en devenir. La dynamique peut consister à passer d'un point de vue à un autre, en étant attentif à ce qu'on y perd autant qu'à ce qu'on y gagne: un éclairage nouveau portant sur certains aspects du phénomène ou de l'objet qu'on étudie, et dans le même temps un aveuglement, n'y ayant pas de perspective qui ne comporte une part d'occultation. Le mythe qui prévaut aujourd'hui d'une circulation généralisée, la métaphore du "surfing" nous fait oublier qu'une pensée se constitue toujours contre quelque chose, comporte une part de refus. Comme exemple des aspects positifs d'une telle dynamique, je retiendrai la translation, que d'aucuns s'emploient aujourd'hui à dénoncer. Qu'une science soit capable d'emprunter ses modèles à une autre science, et de les transférer, fût-ce au prix de contresens caractérisés, dans le domaine qui est le sien, c'est là un ressort fodamental de toute pensée, de tout travail, comme on l'a vu à la grande époque, pas si lointaine, du structuralisme. HUO Dans un entretien, Prigogine me parlait de cette nécessité d'une conciliation ou d'une réconciliation... HD Je ne crois pas à la possibilité d'une conciliation. Il y a des points de vue, mais aussi des mediums, qui s'excluent les uns les autres. Ce qui n'interdit pas de jouer de l'un et de l'autre, simultanément, jusqu'au court-circuit, ou de passer de l'un à l'autre en se conformant à certaines règles de transformation. La psychanalyse occupe à cet égard une position stratégique: elle nous donne à penser comment on passe du registre discursif, verbal, au registre visuel. HUO Comment voyez-vous aujourd'hui dans les écoles, dans les musées, dans les institutions, cette angoisse de l'interdisciplinaire, le problème de l'angoisse territoriale ? HD Chaque discipline doit se défendre, avec le risque de voir l'une ou l'autre prétendre à s'ériger en discipline dominante. On le constate chaque jour avec l'histoire, laquelle peut bien nous montrer comment surgissent les questions, mais ne saurait y apporter de réponses. Faire l'historique d'une question ne dispense pas de penser, ainsi qu'il arrive trop souvent. Le fait que certaines disciplines puissent prétendre à une position maîtresse est un problème essentiellement institutionnel. Toute institution est un lieu de conflit entre les disciplines qu'elle abrite, chacune tirant argument de l'"interdisciplinarité" pour tâcher de s'imposer aux dépens des autres. Au niveau institutionnel, force est d'en arriver à un compromis, mais qui devrait se fonder moins sur une conciliation des points de vue, que sur la reconnaissance de leur différence. Comment différents points de vue peuvent-ils coexister, sans empiéter les uns sur les autres ? Comment peuvent s'établir des ponts entre les différentes perspectives ? Comment une perspective, comment un langage, comment un médium peut-il en traverser un autre ? HUO Sur la question de l'institution comme laboratoire, comme réseaux... HD Un laboratoire, c'est un lieu d'expérience. Une constante de mon travail aura été d'en arriver à une forme d'histoire de l'art qu'on pourait tenir pour expérimentale. Qu'est-ce qui fait qu'un objet se constitue comme un objet pour nous (je tiens essentiellement à ce "nous", que les historiens considèrent comme suspect) ? Qu'est-ce qui fait objet, pour nous, dans une oeuvre d'art ? Toute recherche sur l'art est nécessairement expérimentale dès lors que la relation qu'on entretient avec une oeuvre ou un cycle d'oeuvres présente une dimension temporelle, s'inscrit dans le temps. On travaille sur des souvenirs, des reproductions, des livres. Mais la vraie expérimentation prend place au contact de l'oeuvre, au moment des retrouvailles. L'expérience du musée est à cet égard irremplaçable: j'en ai fait l'épreuve quand il m'a été donné de puiser à mon gré dans les collections du musée Bojmans van Beuningen, à Rotterdam, pour les besoins d'une exposition qui se présentait comme une perspective ludique sur le musée. On s'aperçoit qu'on ne fait pas ce qu'on veut avec les oeuvres, et qu'on en dispose moins qu'elles ne disposent de nous. Il y a là comme l'épreuve d'une discipline, mais d'une discipline qui procède de l'objet lui-même, et n'est pas le fait du savoir ou du mode de connaissance qui s'en empare. C'est l'objet qui nous enseigne comment on doit en user avec lui. Ce qui rejoint d'une certaine manière la pratique même de l'art, dans ce qu'elle a d'une expérimentation continuée. Il y a trente ans, j'ai écrit la moitié d'un livre sur les fresques de Signorelli à Orvieto, en y mêlant l'analyse du fameux lapsus de Freud sur le nom de Signorelli, sur laquelle s'ouvre La Psychopathologie de la vie quotidienne de ce même Freud, et qui l'aura conduit à prêter attention à la façon dont un sujet peut en venir à s'impliquer, lui et ses affaires intimes, dans un texte, un poème ou une oeuvre d'art, au point de commettre, en les récitant ou les évoquant, des erreurs qui prennent valeur de symptômes. Ce livre, je le reprends aujourd'hui, pour me demander comment j'ai pu moi-même m'impliquer pendant trente ou quarante ans dans une recherche dont le terme était constamment différé. Bien sûr, il est des objets avec lesquels on n'en finira jamais. L'expérience commence précisément là. On peut bien jouer aux cartes avec les oeuvres, comme le faisait Malraux; on ne le peut plus au musée. Sauf peut-être avec les dessins, ainsi que je m'y suis essayé à Rotterdam. Mais jouer avec la Tour de Babel de Breughel, face à un Mondrian, c'était là une autre affaire, et qui m'importait d'autant plus que la chose avait à voir avec la différence des langues, la différence des perspectives, autant qu'avec le manque sur lequel elle se construit. HUO C'était une phrase de Kafka, je crois... HD Oui, la tour se construit, comme le donne à voir Breughel, en excavant le sol pour en extraire les matériaux nécessaires à sa construction: elle fait le vide sous elle, pour s'ériger. Babel, c'est tout à la fois le mythe de la diversité des langues qui rend impossible toute entreprise collective, toute globalisation, et la prise de conscience du fait que cette même diversité des langues fait la condition de tout travail discursif, tout comme la diversité des médiums fait la condition de tout travail artistique. Il faut imaginer Babel heureuse - disait je crois Roland Barthes. Mais revenons à l'exposition de Rotterdam. L'idée qui a présidé à cette série d'expositions à laquelle ont participé Harald Zeeman, Bob Wilson, Peter Greenaway, Hans Haacke et moi-même, était de demander à différentes personnes de puiser dans les collections du musée pour monter une exposition qui viserait à les présenter sous un jour nouveau tout en brouillant les frontières "disciplinaires" correspondant aux différents départements de l'institution. La solution à laquelle je me suis rallié pour ma part consistait à jouer avec les oeuvres en en usant comme d'autant de pièces d'un jeu d'échecs ou de cartes d'un jeu de cartes HUO Et l'exposition du Louvre organisée autour du dessin ? HD Cette exposition s'inscrivait dans la ligne des "Partis-pris" patronés par le Cabinet des Arts Graphiques, lequel constitue, à l'intérieur du musée "global", une unité marginale et qui sait jouer de cette marginalité. C'est par le détour du dessin qu'ont pris place au Louvre un certain nombre d'expositions que je qualifierai de réflexives ou de spéculatives, confiées à des personnalités telles que Jacques Derrida ou Jean Starobinski, pour ne citer qu'eux. Des expositions qui prenaient le musée, et non pas le seul cabinet des dessins, par le travers. HUO Et cette exposition était-elle thématique ? HD Thématique non, mais expérimentale, certainement. Avec pour point de départ une question empruntée à Wittgenstein: comment un concept en vient-il à passer dans ce qu'on voit ? De quelle conséquence un concept peut-il être sur notre vision ? Et par exemple le concept de "trait": qu'est-ce que le concept de "trait" nous donne à voir dans un dessin ? Mais aussi: comment ce concept résiste-t-il à ce qu'on voit ? L'exposition s'ouvrait sur le "trait de pinceau" tel qu'il a cours dans la peinture chinoise. Soit quelque chose de très différent de ce que nous entendons par "trait" en Occident. Le trait de pinceau effleure le papier, il a une épaisseur, une densité chromatique, là où en Occident le trait se présente comme une incision linéaire pratiquée à l'aide d'un instrument pointu. Ce que le concept nous donne à voir, c'est d'abord des différences. On ne peut le penser qu'en termes de différences, de variations. Pour en revenir à un musée comme le Bojmans, on ne peut que déplorer l'aspiration de chaque département du musée à l'autonomie. Dans le cadre de l'institution, l'interdisciplinarité est un mythe. Chaque département tend à s'affirmer et à s'étendre aux dépens des autres, à la limite à revendiquer son indépendance, sans comprendre que la grande chance d'un musée de dimensions moyennes, et qui dispose d'une belle collection ancienne, avec quelques pièces majeures, de remarquables collections d'art décoratif, mais aussi de collections d'art moderne et contemporain, est de nous donner à voir, concrètement, comment l'accès à l'art du passé est commandé par la relation qu'on entretient avec celui du présent, qu'on l'accepte ou le refuse. Le grand anthropologue Marcel Mauss disait qu'une civilisation se définit autant par ce qu'elle accepte que par ce qu'elle refuse. Le musée en offre une bonne illustration. HUO Cela nous ramène au musée. Dans votre texte, si j'ai bien compris, vous dîtes que le musée n'est qu'une vérité. Il y a ce qui est vu dans le musée, et ce qui ne l'est pas. HD Un musée est le produit d'une histoire, laquelle se réduit pour une part à une série d'accidents. C'est ainsi que le musée Bojmans fait une part importante au surréalisme, alors que ses collections d'art abstrait sont relativement restreintes, ce qui est chose exceptionnelle en Hollande. Le musée est le produit d'une histoire, et il ne peut prétendre à tout couvrir. Ses manques même font partie du jeu. Si la métaphore du jeu d'échecs a retenu mon attention, c'est qu'on peut envisager une partie soit comme une succession de coups, soit comme une suite de positions sur l'échiquier. Une partie fait système en chacun de ses moments, à telle enseigne qu'un joueur bien entrainé qui interviendrait en cours de partie n'aura pas besoin de savoir ce qui s'est passé antérieurement pour décider de la suite des opérations: il lui suffit d'étudier la position telle qu'elle se présente à ce moment-là. Reste que le musée n'est pas un jeu à information complète. Il ne montre, comme vous le dîtes, qu'une partie de ses collections. Même quand Malraux a fait sortir les réserves du Louvre, ou Hans Haacke celles du Bojmans, c'était toujours en tant que "réserves" qu'elles étaient données à voir. Ce qui implique un choix, comme le voulait le titre de mon exposition: Moves, ou comment un coup se ramène à un choix entre plusieurs mouvements possibles. Mon ami Yve-Alain Bois a bien vu le rapport que cette exposition entretenait avec celle d'Andy Warhol, Raid the Ice-box 1 with A.W., présentée à Rhode-Island en 1969. Si je puis me risquer à cette comparaison, la différence résidait dans le fait que là où Warhol prétendait ne pas choisir et s'en remettre au hasard pour présenter une accumulation erratique d'objets, ma propre sélection impliquait au contraire une série de choix explicites, et limités en termes de médium, encore que le médium filmique y ait eu sa place. A partir d'un petit nombre de pièces qui ont bientôt fait système, j'ai travaillé à construire une position, en m'aidant des suggestions que m'apportaient ceux des conservateurs qui ont accepté d'entrer dans le jeu, et jusqu'aux techniciens associés à l'opération. HUO Comment voyez-vous la mutation des fonctions des musées ? HD Le musée assume désormais des fonctions qui étaient auparavant celles des Salons, à commencer par la présentation des production les plus récentes (en France, les musées sont apparus relativement tardivement, le Salon occupant toute la place). Ce qui aura fait l'originalité du Museum of Modern Art de New York, c'était le projet de constituer une collection portant sur un objet qui n'était pas encore reconnu pour ce qu'il était - l'art moderne - tout en lui assignant la même valeur formatrice que le musée classique reconnaissait à l'art ancien. Ce faisant, son directeur, Alfred Barr, a jeté les bases d'une culture qui devait permettre l'extraordinaire essor de l'art américain dans les années Cinquante. Tel qu'il a été réaménagé depuis lors, le MOMA a malheureusement tout effacé du dispositif conçu par Barr: un dispositif non-linéaire, dans lequel on pouvait aller son chemin à sa guise en fabriquant sa propre histoire, sans cesse remise en question, avec la volonté affirmée de ne pas imposer au spectateur des catégories toutes faites. La transversalité y était reine. A ceci près qu'après le foisonnement du début du siècle, on devait en passer par un étroit couloir obscur au fond duquel était accroché une toile de Mondrian, sur quoi on tournait à droite où s'ouvrait une salle emplie de Paul Klee: la découverte de l'abstraction. Le tout complété par les deux grandes expositions organisées par Barr, celle sur le cubisme et l'art abstrait, en 1935, et l'année suivante, celle sur Dada et le surréalisme: la culture américaine aura été le fruit du rapprochement entre ces deux univers tenus en Europe pour antagonistes. L'histoire de l'art vit sur l'idée qu'on ne saurait comprendre les oeuvres qu'à les replacer dans leur contexte d'origine. Pour moi, la vraie question serait plutôt de savoir comment une oeuvre, une fois soustraite à son contexte, ne perd pas tout de ses pouvoirs, de son activité, de sa virulence. Comment elle peut gagner à être présentée dans des conditions résolument anachroniques et sous des perspectives imprévues. J'ai vu l'an passé à Rome les trésors du Capitole exposés dans une ancienne centrale électrique: le résultat était étonnant; on pouvait monter sur des passerelles pour considérer les sculptures sous des angles insolites (à Rotterdam, mon souci aura été de permettre aux spectateurs de tourner autour des peintures, de le regarder par la tranche). HUO Comment voyez-vous les nouvelles perspectives pour les musées ? HD Je n'ai rien contre les musées, sinon le mal endémique qui les porte à s'étendre indéfiniment, à vouloir tout couvrir. A preuve, le contresens qu'a constitué pour le Metropolitan Museum la prétention de s'ouvrir à l'art moderne, avec pour effet de réduire le présent à une simple rubrique muséographique. De même pour le Musée d'Orsay, où l'histoire se rejoue à l'envers: les pompiers à l'étage noble, L'Olympia dans la cave, Cézanne et Seurat sous les combles. La force du MOMA aura été de jouer le jeu de la modernité jusque dans ses excès, mais aussi ses limites. Avec les effets qu'on a dit. HUO Il faudrait donc que les musées se limitent ? HD Pas nécessairement. On ne peut que prendre acte de leur extension inéluctable. Mais il n'en est que plus nécessaire de sauvegarder les musées de moyenne importance, ceux dans lesquels l'articulation entre le passé et le présent, les pratiques classiques et les noveaux médias, constitue un enjeu véritable. HUO Pouvez-vous me raconter votre première rencontre avec Rem Koolhaas? HD Nous nous sommes liés d'amitié à l'université Cornell, en 1972, quand nos épouses respectives écumaient les magasins d'antiquités des environs d'Ithaca (NY) à la recherche de cartes postales pour nourrir les dossiers de Rem, lequel travaillait alors à la rédaction de New York Délire. J'ai réussi à faire publier ce livre en France, où il a connu sa première édition. Il s'agit-là pour moi d'un ouvrage fondamental: après le Paris, capitale du XIXe siècle, de Benjamin, le "New York capitale du XXe siècle" de Koolhaas. Que peut-on apprendre sur un siècle en prenant une ville pour paradigme? Une ville qui, dans son développement, en aura affronté tous les problèmes, mais aussi tous les fantasmes. Rem l'a montré admirablement, en désignant tout ce qui, dans la fabrication de New York, relève de l'inconscient. La ville comme "objet social total", qui nous oblige à la considérer sous divers angles tout en sachant qu'on ne saurait l'épuiser, et moins encore le maîtriser. La ville en devenir, un devenir qu'il nous faut prendre en compte sans préjugés, et mieux encore, sans en pré-juger, en foction d'une idée toute faite de ce que doit être une ville pour en mériter le nom. Ce que Rem s'emploie à faire, avec un courage indéniable, et au prix de beaucoup d'incompréhension. Notre rencontre s'est opérée sous le signe du refus de l'idéologie post-moderniste, et de notre volonté commune de prendre en compte l'héritage de ce siècle, pour le meilleur et le pire. HUO Comment voyez-vous ces mutations de la modernité ? HD Il en va du concept de "ville" comme de celui de "trait". Comment ce concept informe-t-il notre perception de la réalité urbaine ? Et comment y résiste-t-il ? Plutôt que de nous en tenir à une idée toute faite de la ville, prêtons attention à ce qui se passe, ce qui devient. La Hollande se transforme en un ensemble urbain unique, la Chine multiplie ses propres pôles et formes d'urbanisation. De pareils développements nous obligent à revoir ce qu'il convient d'entendre par "ville" sans pour autant en récuser le concept. Qui peut dire ce qu'est aujourd'hui la ville ? Tout ce qu'on peut faire, c'est de prendre en compte les différentes expériences, les comparer, en refusant toute généralisation a priori. Changer de concept ne servirait de rien; mieux vaut en mesurer l'élasticité, vérifier jusqu'à quel point on peut l'étirer, le distordre. Il faut rendre aux concepts leur souplesse, leur élasticité, jouer avec eux. Ceci vaut pour le concept de ville comme pour celui de musée. HUO L'idée de passer une nuit dans un musée... HD Cela m'est arrivé, quand je travaillais au Centre de Recherches de la National Gallery, à Washington. Et je me souviens d'une visite matinale au musée du Bardo, à Tunis. C'était un lundi, jour de fermeture, et l'on y lavait les mosaïques romaines à grande eau. On les voyait surgir, brillant de toutes leurs couleurs. Je cultive le fantasme d'une écriture de l'histoire de l'art qui réactiverait les oeuvres du passé comme l'eau sait le faire des mosaïques anciennes. Tout le contraire d'une restauration... HUO Quelle est votre ville préférée ? HD Paris et New York, à égalité, chacune à son tour. Et quelques petites villes d'Italie, pour l'incroyable variété qu'autorise le modèle. Si je devais m'en tenir à l'architecture de notre temps: Chicago. HUO Paris, capitale du XIXe siècle; New York, capitale du XXe siècle. Est-il trop tôt pour dire ce que sera la capitale du XXIe siècle ? HD Quelle elle sera, oui. Pour ce qu'elle sera, on peut dès à présent formuler quelques hypothèses. Et faire sa part à l'utopie. HUO Quant au projet non réalisé, quel est votre projet non réalisé que vous auriez voulu voir réalisé ? HD Je pense aux projets non réalisés de Rem Koolhaas, et à la façon dont ils refont surface dans d'autres projets qui, ceux-là, pourront voir le jour pour les mêmes raisons qui auront d'abord conduit à les refuser. C'est ainsi que Rem pourrait bien reprendre à Seattle partie des principes qu'il avait mis en oeuvre dans son projet pour la Très Grande Bibliothèque. C'est là pour moi le type du grand projet non réalisé et qui fonctionne d'inégalable façon au titre de modèle. Ce projet collait parfaitement à ce qu'il en e st du travail intellectuel tel que je l'entends, au lieu que la TGB telle qu'elle a été réalisée perpétue le partage du savoir en grands ensembles disciplinaires et rend difficile toute communication transversale. Dans le projet de Rem, les salles de lecture flottaient comme en état d'apesanteur dans le volume de la bibliothèque, à l'intérieur de la masse des livres. Je ne dis pas qu'il n'y avait qu'à tendre la main pour les atteindre, mais on était plus proche d'un fonctionnement en réseau. Encore fallait-il, pour seulement le percevoir, être à même de lire un plan, de comprendre un projet, et avoir quelque idée du travait intellectuel! Pour ce qui est de mes propres projets, si j'ai si longtemps remis d'écrire sur Signorelli, ç'aura sans doute été, inconsciemment, dans l'idée de m'y impliquer de tout autre façon qu'on ne le fait généralement quand on choisit un objet d'étude. On verra ce qui en résultera. Mais un autre projet m'a occupé ma vie durant. Peut-être aurai-je le temps de le mener à bien (je dis cela pour souligner l'injustice qui permet à certains de vivre un peu plus longtemps que d'autres, et qui aura voulu que disparaisse celui qui fut mon maître, Maurice Merleau-Ponty, avant qu'il ait pu accomplir le grand virage qu'annonçait son enseignement au Collège de France). Ce projet s'inscrit sous le titre de ce que je nomme une archéologie graphique, dans sa différence d'avec une archéologie de l'idéologie ou du savoir telle que l'ont pratiquée Georges Dumézil ou Michel Foucault. Il s'agirait de mettre au jour, dans une perspective comparative, les grandes formes graphiques qui sous-tendent dans les diverses cultures le travail de pensée. Pour en revenir au jeu d'échecs, il est avéré que l'Occident n'a pas utilisé la forme "grille" de la même façon que l'a fait la Chine; les occidentaux disposent les pièces du jeu sur leurs cases respectives, les Chinois les placent à l'intersection des lignes et jusque sur les bords de l'échiquier, ce qui implique une tout autre idée de la limite: comme si le jeu pouvait prendre place sur les limites, là où en Occident il n'a de sens qu'à y être contenu. HUO Et c'est un projet qui va au delà de l'échiquier ? HD Oui, mais qui lui est constamment lié au titre de modèle. L'échiquier est apparu en Inde deux millénaires avant que ne fût inventé le jeu d'échecs: il a servi pour d'autres formes de jeu, de poursuite, ou de position. Cette forme, récurrente dans l'histoire, a connu des fortunes structurales très variées (Wittgenstein définissait la forme comme la possibilité de la structure). Le jeu d'échecs a servi de modèle d'histoire: le Livre des Echecs amoureux de Jacques de Cessoles a été l'un des ouvrages les plus répandus au Moyen Age, que l'on peut lire indifféremment comme une initiation au jeu d'échecs considéré comme la métaphore de la vie en société, ou comme une approche de la vie sociale, et d'abord de la guerre, dans les termes du jeu d'échecs. Mais la fortune de la grille s'étend bien au delà de ses versions ludiques; la ville grecque s'est construite sur une grille ouverte, la ville romaine dans les limites d'une grile fermée, close sur elle-même. C'est une queston que de savoir sous quelle espèces la grille est encore aujourd'hui au travail, en sous-oeuvre - ou, comme on le dit aux échecs: en sous-jeu -, dans les développements urbains dont nous avons à connaître. Une grille n'est pas nécessairement orthogonale, et même une grille orthogonale prête à des déformations, ainsi qu'il en va, jusqu'au vertige (et jusqu'au Vertigo de Hitchcock) sur les collines de San Francisco. Un des acquis de New York Délire est d'avoir montré la puissance de la grille dans la genèse et le fonctionnement du dispositif new-yorkais. Si j'hésite entre Paris et New York, c'est que je penche pour la grille, dont me plaît l'arbitraire total. Formellement autant que généalogiquement parlant, je vois la bibliothèque à laquelle songe Rem comme une manière de grille repliée sur elle-même, une grille feuilletée, sinon involutée... _____________________________________________ #<nettime-fr@ada.eu.org> est une liste francophone de politique, art et culture lies au Net; annonces et filtrage collectif de textes. #Cette liste est moderee, pas d'utilisation commerciale sans permission. #Archive: http://www.nettime.org contact: nettime@bbs.thing.net #Desabonnements http://ada.eu.org/cgi-bin/mailman/listinfo/nettime-fr #Contact humain <nettime-fr-admin@ada.eu.org>