gilbert quélennec on Mon, 30 Aug 2004 21:17:50 +0200 (CEST)


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Re: [nettime-fr] Médias/Censure



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> 								MÉDIAS/CENSURE
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> 	Pascal Durand  et le journaliste Jean Sloover (dans le Magazine 
> Espace de Libertés (Bruxelles), septembre 2004)
> reviennent sur cette question vitale à propos du livre Médias et 
> Censure. Figures de l’orthodoxie (textes réunis par P. Durand), Liège, 
> Editions de l’Université de Liège, coll. « Sociopolis », 2004.
>

L’entretien de Jean Sloover avec Pascal Durand

(dans Espace de libertés, Bruxelles, septembre 2004)

Le caillou de Spinoza

Lieux communs, information sélective, pensée unique, mythologie : la 
liberté de la presse a du plomb dans l’aile…

Sans la presse, que saurions-nous du monde ? Rien. Ou alors très peu. 
C’est dire la fonction cardinale des médias. Mais c’est suggérer aussi 
que ce que nous savons du cours des  choses est tributaire de ce que la 
machine médiatique veut bien nous en relater : comme dans la caverne de 
Platon, des événements, nous ne percevons, par journalistes interposés, 
que leur ombre portée. Or qui sont-ils ces intermédiaires qui, de 
deadline en deadline, font profession de dire le siècle qui va ? Le 
plus souvent des hommes et des femmes ordinaires mais auxquels la 
corporation a offert une voie d’accès bon marché au pouvoir. Certes : 
se hisser hors les classes moyennes n’a rien d’une tare. Mais cet 
itinéraire n’est pas davantage un gage d’indépendance quand, à l’heure 
de la transformation des entreprises de presse en centres de profits, 
son accomplissement se paie au prix d’un renoncement à questionner les 
stéréotypes de la pensée dominante. C’est là notamment ce que 
soutiennent quelques-uns des chercheurs les plus pointus dans le 
domaine de l'analyse des médias : dans un ouvrage collectif (1) publié 
sous la direction de Pascal Durand (2), ils s’attachent à mettre au 
clair, et les processus qui formatent l’information, et les effets 
sociaux de cette orthodoxie qui, dans la plus grande discrétion, 
fabrique du consentement au nouvel esprit du capitalisme…

Jean Sloover : On appelle les médias le « quatrième pouvoir ». Mais 
vous soutenez qu’un autre pouvoir s’exerce sur les médias. Lequel ?

Pascal Durand : L’expression de « quatrième pouvoir » est depuis trop 
longtemps la tarte à la crème du discours sur le système médiatique, 
qu’il s’agisse de dénoncer sa force d’intrusion dans le jeu des 
institutions ou, à écouter les journalistes, de célébrer sa vertu 
démocratique de nécessaire vigilance à l’égard du pouvoir. C’est trop 
d’indignité et trop d’honneur, et comme souvent cela conduit à 
simplifier la problématique au bénéfice des deux parties, pourfendeurs 
démagogiques de la presse ou professionnels prompts à se décerner à peu 
de frais un brevet de démocratie. Ce que les auteurs réunis par 
l’ouvrage ont en commun, c’est de faire au contraire le pari de la 
complexité, tout en s’attachant à étudier des cas concrets et à 
fournir, surtout, des instruments d’analyse au lecteur. Pour répondre 
dans cet esprit à votre question, le pouvoir dont les médias subissent 
l’emprise est double autant que diffus. D’un côté, il émane non du 
monde politique, comme on aime à le croire, mais pour l’essentiel du 
monde économique, dont les médias font partie : ce sont, plus que 
jamais, des entreprises soumises aux intérêts privés de grands groupes 
et à un principe de rentabilité et, par voie de conséquence, 
d’allégeance à la pensée économique dominante. On voit de plus en plus, 
aujourd’hui, de grands groupes industriels, dont la communication n’est 
pas la principale sphère d’intérêt, s’emparer de larges pans des 
appareils d’information. Voyez Dassault, Lagardère ou Ernest-Antoine 
Seillère. C’est que non seulement les médias (et plus largement 
l’édition) représentent un marché considérable, mais qu’ils constituent 
également d’efficaces relais des stratégies de ces groupes et des 
politiques dont ils ont besoin pour se déployer au moindre coût. D’un 
autre côté, le pouvoir qui s’exerce sur les médias émane des structures 
internes du système, en tant qu’elles sont incorporées par les agents 
qui y participent, au premier rang desquels les membres de l’élite 
journalistique, rédacteurs en chef, chefs de rubrique, éditorialistes, 
qui doivent leurs postes à leurs compétences professionnelles, sans 
doute, mais tout autant à la capacité qu’ils ont démontrée à rendre au 
système qui les emploie l’hommage que celui-ci attend d’eux : celui de 
la conformité à ses attentes, à ses valeurs, à ses enjeux. Tout champ 
social impose de telles formes de socialisation et les journalistes n’y 
échappent pas plus que les juristes, les professeurs d’université ou 
les hommes politiques. C’est ce que, avec Bourdieu, on appelle un 
« habitus », mixte d’habitudes et de réflexes acquis, de catégories de 
perception du monde et de formes d’action dans ce monde, procédant de 
l’incorporation par le sujet, sous forme de catégories cognitives, des 
structures de l’univers social dans lequel il opère.

Est-ce pour cette raison que l’on peut parler de censure dans les 
démocraties libérales où la liberté de la presse est 
constitutionnellement  garantie ?

Il en va de la liberté de la presse, soit dit en passant, comme de 
l’égalité des citoyens : on a beau l’inscrire dans les textes, elle 
n’est rien qu’un vœux pieux ou, du moins, qu’une approximation 
abstraite quand on la confronte à la réalité pratique, où prédominent 
divers types de censure et des rapports de force inégaux. Mais vous 
voyez juste : le double pouvoir, externe et interne, qui s’exerce sur 
les médias est bien, selon nous, au principe de formes particulières de 
censure, qu’il faut entendre ici, non pas comme interdiction de dire ou 
de diffuser, ni comme volonté consciente de tronquer le réel, mais 
comme obligation de parler en un certain sens, par adhésion spontanée à 
la vision du monde que notre appartenance à ce monde détermine. Nul 
besoin ici de théorie du complot, ni d’ordres venus d’en haut : en 
chaque agent c’est dans une large mesure le système qui s’exprime et 
toute modification du système est susceptible d’infléchir la parole 
qu’il dicte. Cette vision des choses se heurte, il est vrai, à bien des 
résistances. Nous avons fort bien intégré l’idée que notre conscience 
n’est pas totalement transparente à elle-même. Après tout, l’autre qui 
parle en nous et guide nos pulsions c’est encore un autre nous-même, 
obscur certes, mais chevillé à notre individualité. Nous opposons par 
contre une formidable résistance à l’idée que nos contenus de 
conscience, nos actes soient en large partie déterminés par les 
structures sociales. Freud oui, Marx non. Lacan oui, Bourdieu non. 
Spinoza écrit quelque part que le caillou qu’on vient de lancer, s’il 
se mettait à penser en plein vol, serait persuadé qu’il vole de sa 
propre volonté. Les journalistes, comme vous et moi, sommes des 
cailloux pensants de cette sorte : persuadés de penser, d’agir 
librement, là où nous suivons l’impulsion qui nous est donnée par la 
logique sociale dont nous relevons.

N’est-ce pas là donner dans un déterminisme radical ?

Déterminisme, oui, mais dans la mesure où reconnaître les forces qui 
s’exercent sur nous, de l’extérieur comme de l’intérieur, permet, 
aussi, d’en réduire l’emprise ou de ruser avec elles. L’effort de 
connaissance, sans se raconter d’histoires, est la seule énergie que 
nous puissions opposer aux routines qui nous oppriment.

Le sous-titre de l’ouvrage est « figures de l’orthodoxie ». De quelle 
orthodoxie s’agit-il ?

Du fait que le pouvoir que les médias subissent est double – externe et 
interne –, l’orthodoxie est double elle aussi. Plus exactement, une 
orthodoxie tend à redoubler l’autre. D’un côté, conformité aux 
catégories journalistiques de perception et de construction du monde : 
prime donnée à l’événementiel et à l’individualisation des actions et 
des faits, contre les structures d’occurrence des événements et les 
phénomènes sociaux. Le journaliste est cette conscience pour laquelle 
le monde n’est fait que de choses qui arrivent et de personnes qui 
concertent ces choses. Rien là de pendable, certes, mais il faut bien 
voir que le pouvoir de représentation que détiennent les médias leur 
permet d’imposer leurs normes particulières de vision à l’ensemble des 
citoyens et, en particulier, aux décideurs, grands consommateurs de 
journaux. De là la réduction croissante du discours politique à un 
ensemble de « petites phrases », formatées pour et par la presse. De là 
aussi que le commentaire politique, dans la presse d’aujourd’hui, tend 
de plus en plus à se ramener à un ensemble de petits potins, de 
stratégies de coulisse, de rapports de rivalité interpersonnelle. Nous 
sortons d’élections. De quoi a-t-il été question dans la presse dite 
sérieuse ? De programmes, d’idéaux, de projets ? Non : de Joëlle, Elio 
et Louis, et de la question de savoir s’il y a eu ou non, auparavant, 
contrat d’alliance passé devant notaire.

Noam Chomsky soutient que la fonction des médias est la « fabrication 
du consentement ». Cela signifie quoi ?

De son point de vue, que les médias dominants, étant placés directement 
sous la coupe du pouvoir, imposent une pensée favorable à l’idéologie 
dominante. Du point de vue collectif de l’ouvrage, cela renvoie, plus 
structurellement, à la seconde forme d’orthodoxie à l’œuvre dans les 
médias. Dès lors en effet que ceux-ci sont « managés » comme des 
entreprises, les principes de rentabilité, d’efficacité, de lisibilité 
rapide viennent renforcer et accélérer les effets des normes 
journalistiques de vision et de construction du monde représenté. 
L’audimat est le symbole même de ce renforcement, comme aussi le 
pouvoir grandissant de la télévision et de l’information en continu, 
qui n’autorise guère le travail de recoupement et d’investigation 
sérieuse. Un journalisme de marché ne peut qu’être favorable à une 
pensée de marché. Une presse soumise à un impératif de rendement rapide 
et employant pour l’essentiel des journalistes précaires ne peut 
qu’activer des réflexes d’écriture dans lesquels le stéréotype, le 
cliché, le lieu commun ont la part belle. Il suffit de quelques 
secondes, de quelques mots pour faire savoir et croire que la 
résistance en Irak est le fait de terroristes. Il faut beaucoup de 
temps, d’arguments pour expliquer ce qu’il en est sur le terrain et en 
quoi celui-ci est un lieu d’affrontements entre puissances 
internationales. Le stéréotype, outil de la pensée pressée plus encore 
que de la pensée servile, est par nature favorable aux idées qui 
dominent dans un état donné de société. D’où la nécessité, à laquelle 
nous appelons exemples à l’appui, d’une lecture attentive, critique du 
discours médiatique, où c’est parfois dans le non-dit ou dans la façon 
de dire, plus que dans le contenu de pensée, que se loge ce qu’il est 
convenu d’appeler l’idéologie. Je me souviens d’une interview d’Elio di 
Rupo dans Le Soir. Di Rupo venant d’argumenter en faveur d’une défense 
des services publics, le journaliste, très spontanément, lui a demandé 
s’il voulait faire de la Wallonie une nouvelle Albanie. Tout est là 
résumé : la pensée binaire et caricaturale (Albanie vs Démocratie 
libérale), le réflexe d’allégeance à l’égard du Marché comme principe 
conducteur de la vie publique et, on peut le regretter, le fait que le 
Président du PS ait accepté de répondre à une telle question.

Plaidez-vous pour le retour d’une presse d’opinion classique ?

L’opposition entre presse d’information et presse d’opinion est une 
autre distinction largement mythique. L’ordre des faits rapportés n’est 
pas un donné : il est ordonné par une représentation du monde, des 
processus de sélection et de mise en forme qui ne sont jamais neutres. 
Le site Acrimed en donne un magnifique exemple. Le Monde, ainsi, 
titrait récemment : « Les syndicats cherchent le bras de fer avec le 
gouvernement ». Inversez la syntaxe et le contenu change du tout au 
tout : « Le gouvernement cherche le bras de fer avec les syndicats ». 
Bref, pas de proposition sans prise de position. Mais si vous tenez à 
cette distinction, je ferai observer qu’en Wallonie la plupart des 
journaux qui ont disparu dans les vingt dernières années appartenaient 
à la presse dite progressiste et qu’il ne reste plus donc, à s’en tenir 
à la presse dominante, qu’un journal de droite démagogique (La Dernière 
Heure), un journal chrétien conservateur (La Libre Belgique) et un 
journal d’establishment (Le Soir). Faut-il appeler de ses vœux la 
renaissance d’une presse de gauche ? On a vu ce qu’a duré Le Matin. La 
question à se poser est plutôt celle-ci : si la presse d’information 
est essentielle à la vie démocratique – et j’en suis convaincu, ne 
serait-ce que parce que le journal est cette institution par laquelle 
toutes les institutions se parlent et ont accès à l’espace public –, 
est-il normal qu’une telle institution soit soumise au jeu des intérêts 
privés ? Autrement dit, ce que j’appelle de mes vœux, c’est une 
déprivatisation de la presse et une solide formation critique des 
aspirants au journalisme. Mais ici, bien sûr, les journalistes vont me 
brandir l’exemple de la « Pravda ». Preuve, s’il en fallait encore une, 
qu’il leur est bien difficile de penser en dehors des oppositions 
sommaires.

(1)	Pascal Durand (sous la dir. de), Médias et Censure. Figures de 
l’orthodoxie, Liège, Editions de l’Université de Liège, coll. 
« Sociopolis », 2004, 243 pages, ISBN 2-930322-70-5. Contributions 
d’Alain Accardo, Fabrice Baguette, Patrick Champagne, Noam Chomsky, 
Michel Collon, Michel Delage, Henri Deleersnijder, Pascal Durand, 
Geoffrey Geuens, Serge Halimi, Armand Mattelart, Erik Neveu, Eric 
Piscart, Pierre Rimbert, Christine Servais.
(2)	Pascal Durand est professeur à la Faculté de Philosophie et Lettres 
de l’Université de Liège.


> G.Q.
> http://kraken.art.site.voila.fr/



Le 21 août 04, à 12:17, gilbert quélennec a écrit :

> Bonjour,
>
> Voici la présentation d'un ouvrage important sur la question 
> Médias/Censure,
> G.Q.
> http://kraken.art.site.voila.fr/
>
> Pascal DURAND (sous la direction de), Médias et censure. Les figures 
> de l’orthodoxie , Liège, Editions de l’ULG, 2004.
>
> Institution singulièrement complexe, investie de la fonction de parler 
> toutes les autres institutions, l’appareil des médias exerce, par là, 
> de multiples effets d’imposition sur le monde social, et d’autant plus 
> puissants qu’ils passent le plus souvent inaperçus. Quels sont ces 
> effets, leurs ressorts, et quelle en est la source ? Tel est le triple 
> objet du présent volume où plusieurs spécialistes des médias de l’ULG 
> (P. Durand, G. Geuens, H. Deleersnijder, C. Servais) sont associés aux 
> noms prestigieux d’Alain Accardo, Serge Halimi, Armand Mattelart, Erik 
> Neveu, Serge Rimbert ou encore Noam Chomsky.
>
> La presse est libre, nous en sommes convaincus, et les journalistes 
> les premiers. Le discours de presse n’en est pas moins subordonné à 
> des enjeux de pouvoir, à des rapports de force, à des pressions de 
> conformité diverses. Comme tel, ce discours est à la fois l’objet et 
> le vecteur d’une « censure » spécifique, émanant à la fois des 
> structures du champ journalistique et de la forte dépendance que 
> celui-ci entretient à l’égard des champs politique et économique. 
> Structurale, cette censure détermine un certain mode de construction 
> de l’information ; produit de l’hétéronomie du champ journalistique, 
> elle contribue à l’ajustement du discours médiatique à la Doxa 
> ambiante. Lieux communs, stéréotypes et clichés ; information 
> sélective en temps de guerre, de génocide ou dans la couverture de 
> dossiers « sensibles » ; production spontanée d’un prêt-à-penser 
> conforme aux intérêts des classes dominantes ; sécrétion d’une 
> mythologie propice aux illusions rentables de la « société de 
> l’information » ; neutralisation médiatique des forces de contestation 
> sociale : c’est tout le spectre de ces effets d’orthodoxie que les 
> quinze auteurs ici réunis entendent explorer, dans le souci de fournir 
> au lecteur non seulement des analyses, mais des instruments d’analyse.
>
> Affaire de journalistes ou de théoriciens critiques du discours 
> journalistique ? Qu’on ne s’y trompe pas : les mutations de l’appareil 
> médiatique, l’évolution de ses structures professionnelles, sa 
> soumission croissante à l’emprise des intérêts privés ne concernent 
> pas que ses seuls acteurs, au premier rang desquels les fractions les 
> plus précaires du personnel journalistique ; au-delà, elles concernent 
> tout l’espace public et, par conséquent, le devenir de nos sociétés 
> démocratiques.
>
> Pascal Durand est Professeur à la Faculté de Philosophie et Lettres de 
> l’ULG.
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