Ben voilà, puisque ça revient à l'ordre du jour hein ;-) -- mais cela a-t-il jamais cessé de l'être ?
https://www.cairn.info/revue-cahiers-sens-public-2009-2-page-25.htm
Bonne et belle année à tous un accident heureux peut toujours survenir, non ?
1Édouard Glissant :
 J’appelle créolisation un phénomène de mélange, non seulement des 
individus, mais de cultures dont les conséquences sont imprévisibles, 
imprédictibles. Il n’était ni prédictible ni prévisible qu’une bande de 
nègres absolument réduits à l’animalité par le système esclavagiste, 
premièrement aient créé de véritables langues que sont les langues 
créoles, à partir du « petit nègre » qu’on leur enseignait pour les 
besoins du leur travail. Deuxièmement, dans le sud des États Unis, ils 
ont créé des formes artistiques, comme le jazz, qui sont valables pour 
le monde entier. La créolisation n’est pas un trou « bouillon-sac » dans
 lequel tout se mélange ; la créolisation garantit et conserve les 
éléments distincts qui la composent mais n’établit pas de hiérarchie 
entre ces éléments. Autrement dit, le tissu élémentaire du vivant n’est 
pas le semblable, c’est le différent. Une humanité clonée à l’infini 
mourrait à l’infini. Ce qui fait le tissu des humanités c’est le mélange
 des différents qui, dans le mélange, sont gardés comme différents.
2Président de l’AECAL :
 Martiniquais, je suis le président de l’Association des étudiants de 
culture africaine de Lyon. Je voudrais souligner la réalité sociologique
 des descendants d’esclaves. Il ne faut pas parler de l’homme noir en 
mettant de côté la réalité politico-sociale des descendants : je prends 
l’exemple d’Haïti et de l’Afrique. Haïti parce qu’Haïti est aujourd’hui 
une résultante directe de la férocité blanche. L’Afrique est, Patrick 
Chamoiseau l’a dit, le résultat de toute la politique sauvage de 
l’Occident. Pour la jeunesse africaine dont je me revendique, le retour à
 l’Afrique est essentiel car l’Afrique est le ciment de notre humanité. 
Si nous nous distancions de l’Afrique, nous ne serons jamais les égaux 
des blancs ni des humains. La vraie réponse au racisme n’est pas le 
métissage, c’est uniquement le respect des êtres humains tels qu’ils 
sont, qu’ils soient métissés ou non. Je veux dire à Patrick Chamoiseau, 
qui a bien éclairci la question des rois nègres, qu’il ne faut plus 
parler d’esclavage en Afrique, mais de servitude. Les politiques veulent
 nous faire comprendre que tout se vaut : comme si la servitude valait 
la traite négrière. Ce qui est important, c’est que la France doit 
arrêter de soutenir les dictateurs africains, cela fait partie de cette 
réparation.
3Édouard Glissant :
 Le métissage n’est pas un désir mais une réalité. Les jeunes gens de 
Dakar, d’Abidjan et de Bamako, m’écrivent des lettres, que je ne 
publierai pas, pour me dire que la vieille négritude, on en a fini avec 
ça. Nous sommes mélangés, nous venons de Manille, nous sommes à Dakar, 
nous nous réunissons dans des chambres, nous nous entassons à vingt pour
 discuter de ces questions. L’Afrique peut être métisse, cela ne veut 
pas dire qu’elle perd de son identité, qu’elle se délite, cela veut dire
 que le jeune de Bamako qui rencontre le jeune de Dakar partage avec lui
 quelque chose de nouveau, qui fait qu’ils sont tous les deux nouveaux 
dans le monde. Le métissage ne correspond donc pas à une question 
identitaire mais à une question de participation au monde et une 
question d’entrée dans le monde, peut-être pour pouvoir y survivre 
véritablement. Ce n’est pas moi qui décide du métissage. J’évoque un 
autre problème : les Antillais, qui sont métissés, ont eu longtemps deux
 craintes : d’une part qu’on les prenne pour des nègres et d’autre part 
qu’on les prenne pour des métis !
4Quand
 j’étais enfant, on s’injuriait en se traitant de nègre, « nègre 
Guinée », « nègre Congo ». Quand j’étais adolescent, mon père m’a dit au
 moment de mon départ pour la France : « Souvenez-vous, monsieur, que 
j’aime le café mais que je n’aime pas le café au lait. ». Il avait peur 
du métissage : pourquoi ? Il n’était pas sûr d’être un vrai nègre. S’il 
en avait été sûr, il ne m’aurait pas dit cela. Il y a cinq mois, lors 
d’une discussion, le directeur du Centre cinématographique de 
l’Université de New York, qui est malien, Jane Cortese, une grande 
poétesse noire américaine, et Mel Edwards, un grand sculpteur noir 
américain soutenaient que Barack Obama n’était pas noir. Aujourd’hui, 
ils m’envoient des e-mails et me disent que ce sera un grand geste 
symbolique si Obama est élu… Mon fils a aujourd’hui dix neuf ans. Quand 
sa mère était enceinte de six mois, nous sommes allés à la Martinique 
pour qu’il y naisse. On est revenu alors qu’il avait deux mois, et il a 
depuis vécu aux États-Unis. À cinq ans, il nous disait : « Ah je n’aime 
pas les nègres, j’ai peur des nègres ». On lui répondait : « Mais, 
écoute, ton père est nègre », et il nous répondait « non, non, ce n’est 
pas la même chose, c’est mon père, mais je n’aime pas les nègres ». Nous
 n’avons plus rien dit. À l’âge de neuf ans, un jour, à la Martinique, à
 huit heures du matin, alors que nous prenions le petit déjeuner, il 
s’est levé et il nous a dit : « J’ai quelque chose à vous dire : je suis
 nègre ». C’est un métis, sa mère est blanche, son père est noir. Le 
fils de Patrick disait à sa mère : « Pourquoi as-tu choisi papa comme 
nègre ? »
5Patrick Chamoiseau :
 Les enfants captent les systèmes de valeurs de notre société, mais il 
faut distinguer le métissage sauvage et la créolisation naturelle. 
Toutes les cultures ont toujours été métisses, mais le métissage et la 
créolisation se sont toujours produits dans des situations de 
hiérarchisation des races et de dévalorisation de certaines composantes.
 Dans l’idée de créolisation, il y a la reconnaissance d’un fait mais 
aussi une poétique de la créolisation. La poétique consiste à faire en 
sorte que, dans ces sociétés multi ou transculturelles qui sont les 
nôtres, par les rituels, par le système mémoriel, toutes les composantes
 soient présentes dans une société, sans pour autant imposer un diktat 
de métissage (autant nous avons été opposés à un ministère de l’identité
 nationale, autant nous sommes opposés à un ministère du métissage 
national !). L’idée du métissage signifie que je n’ai pas à me cantonner
 dans les seuls éléments de ma culture mais que toutes les richesses des
 humanités sont à ma portée. Aujourd’hui, l’épanouissement d’un individu
 ou d’une nation passe par une culture des cultures, une civilisation 
d’incivilisations. Une civilisation ou une culture, qui essaierait de se
 construire ou de se maintenir dans des modalités qui seraient des 
modalités étanches, s’asphyxie. À la hiérarchisation des races, des 
brutalités, nous opposons une politique de la créolisation qui n’est pas
 un ordre de métissage mais qui tient simplement au fait de dire : ces 
richesses-là vous appartiennent, toutes les langues vous appartiennent. 
On peut choisir sa langue natale, on peut choisir sa terre natale. 
Qu’est ce qui se passe aujourd’hui dans la littérature ? On s’aperçoit 
que les écrivains, Milan Kundera en est un exemple, se déplacent 
aujourd’hui dans les langues. Est-il un écrivain français ? Écrire en 
français suffit-il à déterminer qu’on appartient à la littérature 
française ? On s’aperçoit aujourd’hui que les familles humaines ou les 
familles d’écrivains sont déterminées par des structures d’imaginaire. 
C’est pourquoi, dans la Caraïbe, si nous sommes plus proches de 
n’importe quel blanc de la Caraïbe que d’un écrivain africain même si 
nous avons des solidarités évidentes avec l’Afrique, c’est parce que 
nous avons des structures d’imaginaire communes. Si nous sommes plus 
proches de n’importe quel écrivain anglo-hispanophone que d’un écrivain 
français, c’est parce que nous avons des structures d’imaginaire 
communes. Les sociétés qui vont se constituer sur des imaginaires et ces
 structures d’imaginaire, informées d’une politique de créolisation, 
vont participer à la créolisation. On ne renonce absolument à rien, on 
valorise tout, dans une disponibilité à toutes les richesses produites 
par l’espèce.
6Président de l’AECAL :
 Parce qu’on a vu que la plupart des pays colonisés se sont vus assigner
 des noms plus ou moins folkloriques, ou des noms inventés par le 
colonisateur, la plupart de ces pays cherchent à se retrouver, à se 
recréer une authenticité, à travers leur nom. Vous avez dit que pour 
considérer un véritable oubli il faudrait mettre les mémoires en 
dialogue, en symbiose. Je me demande si vous n’avez pas une vision trop 
idyllique des rapports entre les mémoires. Les mémoires ne sont-elles 
pas en quelque sorte potentiellement conflictuelles ? Les débats qui se 
sont déroulés en France dans le cadre des lois mémorielles font 
apparaître l’accusation rapide de concurrence des victimes et aussi, 
bien évidemment, l’accusation d’antisémitisme. Si les noirs, en général,
 réclament que l’épisode de la traite négrière de la colonisation soit 
rappelé, on les accuse tout de suite de faire de la concurrence de 
victimes. La mémoire du bourreau et celle de la victime sont-elles 
forcément opposées ? Peut-on les réconcilier ?
7Édouard Glissant :
 Les noms ne sont pas importants. Ce sont les cultures occidentales qui 
nous ont enseigné l’importance des noms. Dans aucune autre culture, ni 
chinoise, ni africaine, ni indienne, ni aztèque ni inca, on ne trouve 
une fixité des noms. On trouve des noms de villes qui changent, des noms
 de famille qui changent, des noms de fleurs qui changent, etc. Il y a 
des langues, par exemple, où il y a cent manières de dire l’eau : il y a
 l’eau chaude, l’eau sale, l’eau de la rosée, l’eau qui frissonne, bref,
 il y a des noms différents. C’est dans les cultures occidentales que, 
en liaison avec les principes de généalogie, de filiation, on a 
introduit l’importance des noms. Il y a le nom légitime et si, on n’a 
pas de nom légitime, on ne participe pas de la vie. C’est pour cela 
qu’en Occident les rois avaient des fils qui portaient leur nom alors 
que, dans d’autres cultures, les successeurs des princes n’étaient pas 
forcément ceux qui portaient le nom du roi. Je crois qu’il faut 
démultiplier la question des noms. Il est vrai que le colonisateur a 
imposé des noms souvent farfelus. Il faut prendre ce nom et le retourner
 contre lui, en évidence poétique. Le créole, c’est quoi ? Ça vient de 
quoi ? Ça vient du petit nègre : toi travail, moi battre. C’est la 
langue créole que les populations esclaves de la Caraïbe ont retournée 
pour créer une chose nouvelle, une « créolisation », en prenant des 
éléments de partout et en en faisant un mélange au résultat 
imprévisible.
8S’agissant
 des mémoires, il faut distinguer deux cas. Dans le cas des mémoires où,
 automatiquement, les éléments mis en présence se considèrent comme 
égaux, par exemple les Français et les Allemands, les Français et les 
Anglais, la mémoire peut être progressivement rassemblée. Aujourd’hui 
par exemple, on voit des anciens combattants allemands venir s’incliner 
devant le tombeau du soldat inconnu français et inversement. Si la même 
chose n’est pas possible en ce qui concerne l’esclavage, c’est parce 
qu’on a considéré que, d’un côté, il y avait une épaisseur d’existence 
réelle qui était celle du blanc ; et que, de l’autre côté, il y avait 
une minceur d’existence réelle qui était celle du noir. Par conséquent 
il était hors de question que le blanc vienne s’incliner devant le 
monument aux morts du noir comme un Allemand vient s’incliner devant la 
tombe du soldat inconnu à l’Étoile. Par conséquent il est vrai qu’il n’y
 a pas une égalité des mémoires mais il faut travailler pour que tout le
 monde prenne conscience que les deux mémoires sont au même niveau. Il 
faut discuter, il faut parler mais il ne faut pas renoncer. Je connais 
beaucoup de blancs qui s’inclinent devant les monuments imaginaires de 
l’esclavage noir, beaucoup de blancs, et il m’arrive de rencontrer des 
noirs qui ne le font pas. Donc il faut créoliser les mémoires : on ne 
peut, dans une mémoire noire des esclavages, laisser de côté la mémoire 
blanche des esclavages.
9Patrick Chamoiseau :
 Césaire, c’est toute la mémoire souffrante des Africains, des nègres 
esclaves des Amériques qui a été transformée en feu poétique. S’il 
n’avait pas transformé cela en expérience poétique, cela aurait été un 
poète de la haine, de la revendication, de la souffrance etc. Mandela 
sort de prison après presque vingt ans de prison. S’il n’avait pas 
transformé le crime en expérience, qu’aurait-il dit ? « Coupons la tête 
des blancs ». On serait entrés dans un processus extrêmement effrayant. 
Transformer le crime en expérience, cela veut dire « plus jamais ça ». 
Il ne faut pas que nous rentrions dans des modalités qui permettent à de
 tels crimes, de telles atrocités de trouver de l’oxygène. L’expérience 
est un cheminement de soi pour devenir meilleur, qu’il s’agisse des 
individus ou des sociétés. Cela signifie qu’on avance, cela ne veut pas 
dire qu’on oublie, qu’on renonce à l’indignation, qu’on renonce à la 
clarification, qu’on renonce à la mémoire. Il est donc essentiel que ces
 crimes soient transformés en expérience. Quand nous avons réclamé que 
l’esclavage soit déclaré crime contre l’humanité c’était pour en faire 
une expérience collective qui nous permette de nous en souvenir ensemble
 et de mettre en route ensemble un processus d’oubli. Oublier ce n’est 
pas renoncer à la mémoire, c’est au contraire ritualiser la mémoire.
10Président de l’AECAL :
 Je suis originaire de la Caraïbe et né à la Martinique. Je souhaiterais
 qu’Édouard Glissant nous livre ses divergences avec Césaire. D’ici peu,
 je vais lancer le césairisme ce qui,
 pour moi, veut dire : Afrique, est-ce que tu n’es pas gênée de 
constater que dans notre territoire, dans nos îles, il n’émerge aucun 
mouvement nationaliste crédible ?
11Édouard Glissant :
 J’avais onze ans et je déclamais les poèmes de Césaire dans les rues du
 Lamentin, à minuit, sous les fenêtres des petits-bourgeois, avec des 
camarades plus âgés que moi qui suivaient les cours de Césaire. Moi, 
j’étais en cinquième ou quatrième et il donnait des cours aux premières 
et aux terminales qui s’appelaient à l’époque rhétorique et philosophie.
 Je ne suivais pas ses cours directement mais je les recopiais pendant 
les vacances sur les cahiers de mes camarades. Je peux vous en réciter. 
J’ai absolument, dès cet âge-là, pris conscience de l’extrême importance
 de la poésie de Césaire. Entre 1952 et 1959, à Paris, on se voyait tous
 les jours, Césaire et moi. Tous les jours, j’allais chez lui et je lui 
montrais mes poèmes. Un jour, Suzanne Césaire m’a donné une leçon de 
politesse : je suis arrivé en trombe en lui demandant ce que Césaire 
pensait de mes poèmes et elle m’a répondu : je ne sais pas mais je vais 
vous dire, moi, ce que j’en pense. Je suis resté blême.
12Quand
 Césaire a voulu démissionner du parti communiste martiniquais et former
 le parti autonomiste, je suis la première personne à qui il en a parlé 
et je lui ai dit : tu es au parti communiste, tant pis pour toi, moi je 
n’y suis pas, mais je n’ai aucun sentiment de haine à l’égard des 
communistes. Au lieu de créer un nouveau parti, rentre à la Martinique, 
reprends ton poste de professeur, tu vas gagner 120 000 francs mais tu 
vas former cinq ou six générations de Martiniquais et c’est la chose la 
plus importante que tu puisses faire. Cela ne s’est pas passé comme 
cela, il est parti. Je n’étais pas d’accord, je ne suis toujours pas 
d’accord avec cette idée du parti autonomiste, ce qui fait que nous ne 
nous sommes pas vus pendant quarante ans. Je n’ai jamais, ni en public, 
ni en privé, émis la moindre opinion un peu trouble sur Césaire. Depuis 
trente ans que j’enseigne aux États-Unis, tous les ans j’ai enseigné une
 œuvre poétique de Césaire à des Japonais, à des Danois, à des 
Islandais, à des Hongrois etc. etc., donc je n’ai aucun problème avec 
Césaire. Je n’ai jamais été, disons, emballé par le concept de 
négritude, sauf sur le plan politique. Et j’ai été renforcé dans cette 
réflexion par deux de mes amis. En 1945, donc j’avais dix sept ans, nous
 faisions campagne pour Césaire qui s’était inscrit au parti 
communiste ; j’organisais la campagne électorale au Lamentin. Je n’avais
 pas le droit d’entrer dans les salles de vote parce que je n’avais pas 
vingt et un ans. En outre, je ne suis pas admirateur de Schœlcher, c’est
 Césaire qui était admirateur de Schœlcher. Le schoelchérisme était un 
instrument d’oubli de mémoire. Je ne comprends donc pas très bien 
l’interpellation si ce n’est que je peux dire que Césaire est un des 
plus grands poètes du xxe
 siècle, qu’il n’a pas été reconnu comme un grand poète de son vivant en
 France, qu’il a été un peu trop reconnu à sa mort, qu’il l’a été de 
manière un peu trop gouvernementale et que le temps fera que son œuvre 
poétique sera reconnue comme une des plus grandes du xxe siècle.
13Vous
 allez demander si la mort de Paul Niger et de Justin Catayée, en 1962, 
est due à un sabotage. L’idée du sabotage a été évoquée parce que nous 
étions quatre dirigeants du front antillo-guyanais et que nous venions 
de recevoir une assignation à résidence signée du général de Gaulle au 
motif que nous avions constitué des bandes armées. L’atmosphère était 
propice à toutes les suppositions. Il y avait aussi Tropos qui était 
représentant de tous les étudiants. On ne peut, jusqu’à présent, rien 
affirmer. D’après Mme Dédile, la femme de Paul Niger, on aurait signalé 
au commandant de cet avion, à l’escale des Açores, que son altimètre 
était faussé. Il a dit qu’il connaissait la Guadeloupe comme sa poche et
 qu’il n’avait pas besoin d’un altimètre pour se poser. Il semble qu’il 
ait confondu les quais de Point à Pitre avec les pistes de l’aéroport 
et, en remontant, il a heurté la montagne. Lorsque nous avons créé le 
front antillo-guyanais, notre ami Frantz Fanon, qui était en Tunisie, 
nous a écrit de ne pas accepter le mot d’ordre d’autonomie et d’aller 
directement au mot d’ordre d’indépendance. Je me souviens qu’il y a eu 
des réunions avec des représentants de la gauche dont les partis 
communistes martiniquais et guadeloupéens et guyanais, qui étaient 
partie prenante du front. Nous en sommes restés au mot d’ordre 
d’autonomie, contre ma volonté et contre celle de Marcelle Maury et 
d’Albert Vély. Cette période était cruciale car elle a permis une 
explosion d’idées, de positions, dans cette partie de la jeunesse qui a 
constitué l’OJAM (organisation de la jeunesse martiniquaise) et qui a 
fourni beaucoup de cadres politiques au PPM. Je crois que c’était une 
période très importante mais je ne pense pas, non plus, qu’il faille 
avoir une mentalité d’ancien combattant.
14Patrick Chamoiseau :
 Je suis indépendantiste martiniquais. Je considère que la 
décolonisation, dans les années soixante, a fait disparaître 
l’administration coloniale mais non l’esprit colonial. Je considère que 
le fait que les intellectuels français puissent accepter l’idée que, 
dans l’ombre de la France, on ait des peuples assistés et irresponsables
 qu’on appelle DOM TOM est une aberration. De même nous sommes en train 
de nous battre pour libérer les mémoires, à quoi sert-il de libérer les 
mémoires pour qu’elles se rejoignent ? C’est simplement restituer de la 
vitalité à ceux qui en ont besoin, et lorsqu’on contraint les mémoires 
ou qu’on les combat ou qu’on les ignore, on entre dans un processus de 
paralysie, d’appauvrissement. Une société vivace est une société qui 
sait assumer ses mémoires. Aujourd’hui je pense que ce qu’on appelle DOM
 TOM a besoin de libérer toutes ces cultures, toutes ces vitalités ; 
toutes ces présences singulières au monde. C’est encore l’esprit 
colonial que de penser qu’il faille absolument qu’une république soit 
une et indivisible. On peut tout à fait envisager une République 
Française unie, on peut envisager un pacte républicain dans lequel je 
pourrais m’associer en toute souveraineté. Ce sont des modalités 
élémentaires et je ne comprends même pas qu’on ait encore besoin de 
réclamer ces choses-là.
15Alors
 pourquoi le mouvement indépendantiste n’a-t-il pas trouvé son 
discours ? Je pense d’abord parce qu’il y a une pauvreté de la politique
 qui a tout réduit à l’économie : l’idéologie capitaliste libérale a 
complètement infecté l’économie. À l’opposé, j’ai été très content 
d’apprendre qu’une campagne électorale s’était déroulée ici sous le 
signe de la beauté dans la ville. C’est vraiment prendre le contre-pied 
d’une pauvreté d’imaginaire politique qui est absolument incroyable. Les
 indépendantistes ne parviennent pas, dans leurs discours, à articuler 
ces notions. D’abord, ils se réfèrent à une vieille notion 
d’indépendance, « l’indépendance structure », alors que pour moi 
l’indépendance c’est plus de relations avec le métro. Lorsque l’on 
regarde la situation qui est faite à ces pays qu’on appelle DOM TOM, on 
constate que la Martinique, par exemple, est coupée de la Caraïbe et des
 Amériques. Paradoxalement, ce qui devait nous apporter la modernité 
nous coupe du monde. L’indépendantiste veut restituer cette relation au 
monde. La France a tout à gagner à avoir des partenariats dans les 
Amériques, dans l’Océan indien. Développer des systèmes relationnels 
fait partie de l’esprit indépendantiste. La pauvreté économique du 
discours politique rend la chose difficile à défendre du point de vue 
des canaux politiques habituels. Le monde, en outre, est devenu 
extrêmement complexe. Aujourd’hui, ce que nous avons à élaborer, ce sont
 des systèmes relationnels, non des systèmes de rupture. Ce qui 
sous-entend existence préalable car on ne peut entrer en relation que si
 on existe. Pour pouvoir entrer en relation avec la République 
Française, la Caraïbe, les Amériques, nous avons besoin d’une 
restitution de souveraineté. Pour moi, l’indépendance, c’est la maîtrise
 des interdépendances qui nous sont nécessaires. C’est ce qui nous 
permettra de nous débarrasser de manière définitive de l’esprit 
colonial.
16Je
 sais que des historiens ont rédigé une pétition pour s’opposer aux lois
 mémorielles mais, lorsqu’on regarde l’histoire des humanités, on 
s’aperçoit que la démarche scientifique ne nous a pas mis à l’abri des 
aberrations. Quand on voit comment on a enseigné la colonisation et ce 
que j’ai appris, moi, dans les livres d’histoire, ce n’est pas très 
glorieux pour les historiens. On s’aperçoit aussi que la Révolution 
Française a été racontée de manière différente quand on saute des 
générations d’historiens. On ne peut pas dire que la démarche 
scientifique nous préserve de la contamination mémorielle, en tous cas, 
de la mémoire de l’époque. Pour accélérer les choses, il faut que des 
lois d’une république puissent disposer ou définir un certain nombre de 
principes à partir desquels l’historien se détermine. Il est vrai que je
 ne suis pas de ceux qui réclament une quelconque repentance. Mon 
problème, en tant que descendant d’esclave, est de récupérer cette 
mémoire et de la transformer en expérience. Je cherche désespérément, 
par mes livres, par mes actions, par mes rituels familiaux ou par la 
création de centres internationaux de mémoire de l’esclavage, de faire 
en sorte que ces crimes soient transformés en expérience.
17Dans
 ce cadre, la repentance n’est pas nécessaire. Le crime n’est 
transformable en expérience que si l’on arrive à effectuer, pour soi, un
 travail sur soi-même. Reste la question de la puissance qui est en 
face. Une véritable conscience, une conscience humaine, une conscience 
républicaine, une conscience politique est faite de bonne et de mauvaise
 conscience. L’idée d’une mauvaise conscience nous permet d’avoir une 
conscience lucide. La conscience lucide peut exprimer une repentance. Je
 suis tout à fait prêt à entendre un discours de repentance, je ne le 
réclamerai pas car je n’en ai pas besoin, mais c’est tout à fait 
recevable. La repentance tend cependant à diminuer celui qui la réclame 
car si on a besoin de la repentance pour transformer une telle histoire 
en expérience, c’est que l’on a encore un problème à régler avec 
soi-même.