| gilbert.quelennec on Wed, 19 Jul 2006 10:42:28 +0200 (CEST) | 
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	| [nettime-fr] Revue Interrogations N°2: Ne pas multiplier les individus inutilement par  Pinto Louis | 
 
http://www.revue-interrogations.org/article.php?article=39
Ne pas multiplier les individus inutilement
 par : Pinto Louis
(Sociologie)
Résumé
 Ce texte tente de distinguer les problèmes que recouvre la notion 
d’individu. Partant de l’idée que l’on ne peut dissocier sur un plan 
logique individu et prédicat, l’auteur souligne que la sociologie a 
affaire à une construction, l’ « individu épistémique » (P. Bourdieu) 
et récuse l’argument anti-objectiviste consistant à mettre en avant des 
individus inclassables qui seraient porteurs de paradoxes. D’autre 
part, opposer l’individu moderne aux déterminismes d’autrefois est une 
impasse, ne serait-ce que parce qu’elle repose sur l’idée indéfendable 
que le social serait une option révocable dont on pourrait se libérer. 
Enfin, la philosophie des théoriciens postmodernes de l’individualisme 
et des réseaux est une forme d’eschatologie, contestable à la fois par 
ses présupposés notionnels et par ses implications sociologiques. Dans 
la mesure où les profits, théoriques aussi bien qu’empiriques, de la 
notion d’individu sont faibles, la notion mérite d’être mise de côté 
jusqu’à nouvel ordre.
Mots clefs : individu, prédicat, classe, liberté, social.
Summary
Do not multiplicate the individuals if not necessary
 The article is an effort to distinguish the problems linked to the 
notion of individual. Arguing that we cannot sever, on the logical 
level, individual from predicate, the author underlines that sociology 
has to do with a construct, the « epistemic individual » (P. Bourdieu) 
and rejects the anti-objectivist point asserting that individuals are 
necessary to clarify some paradoxes. Moreover, to oppose modern 
individuals to formerly determinisms is a deadlock, at least why it 
implies the idea that social would be a reversible option from wich we 
could get free. Finally, the philosophy of postmodern theoricians about 
individualism and networks is a kind of eschatologism whose conceptual 
presuppositions as well as sociological implications are questionable. 
Since the benefits of the notion of individual, theoretically or 
empirically, are weak, that notion itself deserves to be put aside, 
until further notice.
Keywords : individual, predicate, class, freedom, social.
Introduction
 Ce texte conçu comme un exercice de clarification vise à présenter 
certaines raisons de se montrer perplexe sur l’utilisation de notions 
comme celle d’individu. Un sociologue devrait ressentir une défiance 
spontanée envers l’obligation d’avoir quelque chose à dire et à penser 
sur des thèmes dont l’origine et la pertinence ne lui semblent pas très 
claires, défiance qui pourrait être encore renforcée par la prise en 
compte d’un contexte idéologique favorable à l’apologie polyphonique de 
la singularité et à ce qui l’accompagne, la dénonciation des 
"rigidités", de l’"uniformité ", obstacles à l’innovation et à 
l’originalité... On peut s’étonner de voir à quel point les 
intellectuels, amis présumés de l’échange et de l’argumentation, se 
complaisent non dans les causes difficiles mais dans les batailles, 
sinon d’avance gagnées, du moins ne laissant pas beaucoup de choix. La 
rencontre actuelle entre postmodernisme (la "différence") et 
spiritualisme personnaliste (le "Soi"), qui détermine si largement 
l’horizon du pensable, a tout d’une irrésistible coalition, tant chacun 
peut y trouver son miel tout en contribuant au bien commun marqué par 
le goût aristocratique de l’inclassable et par l’aversion envers la 
masse, la classe, le collectif. Dans ce paysage, les sociologues se 
trouvent comme transplantés hors du domaine de la recherche empirique. 
D’où un éventail de discours : les téméraires font les philosophes, 
sans filet ni objet, quand les prudents, un pied dans le terrain, se 
contentent d’allusions allant dans la bonne direction.
 Analyser le contenu des idées concernant l’individu est une tâche qui 
n’est pas facile pour au moins deux raisons. La première est que nombre 
des discours concernés excellent à cultiver la confusion et 
l’approximation. Peu de gens semblent vraiment parler de la même chose, 
mais l’accumulation des discours finit par avoir pour effet à la fois 
de valider l’existence d’un terrain commun (le grand Streit sur 
l’individu) et d’appeler à un dépassement radical des visions 
anciennes. La deuxième raison est que la réalité des enjeux 
scientifiques de ces débats est fort incertaine. Les penseurs de 
l’individu devraient pouvoir montrer concrètement en quoi un programme 
de recherche, un style d’analyse dépendent de leur issue. Ils 
devraient, en tous cas, ne pas ignorer les distinctions que l’on peut 
faire entre l’analyse globale d’un concept (qu’est-ce que l’individu 
?), l’élucidation d’un problème philosophique précis (l’individuel 
est-il distinct, et en quoi, du collectif ?) et l’exploration de 
questions sociologiques testables (où trouver des gens qui se disent 
des individus ou qu’on ne peut penser que comme individus ?).
L’individu épistémique
 Quelle sorte d’entité est l’individu ? en quoi est-il connaissable ? 
Le rappel d’un point de logique servira de préalable. L’individu est 
d’abord un terme abstrait désignant n’importe quel objet (arbre, 
homme…) grâce à un prédicat permettant de l’identifier : cet objet 
appartient à la classe de ceux qui détiennent le prédicat (par exemple 
: voisin du 4ème, se trouvant à 13 heures gare de Lyon, ami de Paul, né 
sous le signe de la balance, etc.) puisque plusieurs individus peuvent 
avoir le même prédicat ou le même ensemble de prédicats. Ou bien, à la 
façon de Quine, méfiant envers la terminologie des classes, on peut 
dire qu’ « être c’est être la valeur d’une variable » (et d’une 
variable « liée »)(1). L’individu est, si l’on peut dire, immanent à un 
langage et aux systèmes de classement propres à ce langage. Un individu 
peut avoir, comme on sait, une constellation unique de prédicats, et 
réciproquement, à une constellation unique de prédicats 
non-contradictoires peut correspondre soit une multiplicité d’individus 
soit un individu soit aucun individu. Mais il n’y a pas d’individu sans 
prédicat(2). « L’idée d’un individu est l’idée d’une occurrence 
individuelle de quelque chose de général. Il n’existe pas de 
particulier pur » écrit Strawson(3). Bien entendu, le fait d’être un 
individu ne préjuge pas du nombre, de la nature des prédicats et de 
leur mode de cohésion. Dans la référence (cet objet-ci), on se rapporte 
à un individu en tant qu’il est distinct d’un autre dont il peut à la 
limite ne différer que solo numero, par sa position spatiale (l’une des 
deux gouttes est à gauche de l’autre).
 Le mythe de l’individu "pur" consiste à faire d’un couple logique une 
antinomie en hypostasiant des distinctions notionnelles de type 
singulier/universel (concret/abstrait). L’argument nominaliste, fondé 
sur la défiance envers les universaux, soutient que cet arbre est plus 
"réel" que la forêt… L’argument existentialiste considère l’individu 
comme un fait "pur" au delà de la connaissance conceptuelle, un x 
radicalement in-intelligible (il y a), un don, une donation. L’argument 
anti-objectiviste fondé sur l’inadéquation des prédicats par rapport à 
un certain ordre de réalité, souligne l’écart entre l’information 
offerte par les propriétés objectives d’un individu et le constat de ce 
qu’il est, de ce qu’il fait concrètement, de ce qu’il est pour 
lui-même. Je laisserai de côté les deux premiers arguments pour me 
consacrer plutôt au troisième.
 Il n’y a pas de quoi s’émerveiller face à la découverte que la classe 
est moins riche que les individus. Si l’on entend s’engager dans la 
voie de la connaissance objective, il s’agit non pas d’opposer les 
prédicats et les individus, ce qui est une impasse, mais de partir à la 
recherche de prédicats les plus riches possibles, dotés d’une forte 
valeur descriptive, explicative et, éventuellement, prédictive. Pour 
reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu dans Homo academicus, on 
peut dire que l’individu épistémique construit par la science à travers 
des opérations de sélection et de construction n’est pas le décalque de 
l’individu empirique perçu dans l’expérience ordinaire. Pourquoi la 
variable de profession a-t-elle pu bénéficier d’une valeur privilégiée 
dans la plupart des analyses sociologiques ? Non pas du tout parce 
qu’elle contiendrait, à la façon d’une essence, la totalité des 
propriétés qu’on pourrait déployer, mais seulement parce qu’elle est, 
entre toutes les variables objectivées par des institutions, celle qui, 
malgré ses imperfections, peut apparaître comme la plus dense : d’une 
part, elle cristallise des relations systématiques avec d’autres 
variables (revenus, niveau scolaire,…), et d’autre part, elle délimite 
assez largement un espace de possibles sociaux en partie redondants 
(stratégies matrimoniales, scolaires, pratiques culturelles…). Rien 
n’interdit, par ailleurs, de soumettre les nomenclatures de profession 
à une analyse critique, comme l’ont fait plusieurs auteurs. Faut-il 
préciser, enfin, que la valeur analytique de la variable ne découle 
guère de considérations sur le rapport au travail ou l’identité dans le 
travail, parfois utilisées pour souligner le déclin de la variable de 
profession comme principe explicatif et/ou principe de mobilisation ?
 Le point précédent nous conduit à la question proprement épistémique. 
Les individus dont disent s’occuper certains sociologues respectueux de 
la complexité du réel seraient d’abord simplement ceux qui, par 
opposition aux individus "génériques " traités par la sociologie des 
groupes sociaux, seraient difficiles à classer, sinon peut-être 
inclassables : ils sont médecins, commerçants…, mais pas seulement, 
ayant des traits en apparence contradictoires. Beau défi à l’analyse : 
ce médecin, commerçant… neutralise, contredit les principes 
d’intelligibilité de la classe, de toute classe, puisqu’il réalise une 
combinaison unique de prédicats qui ne permet d’autre description que 
définie.
 "Inclassable" désigne une complication des relations entre prédicats 
résultant de la rencontre entre plusieurs classes d’ordinaire 
disjointes. Ce point avait déjà été soulevé par Gerhardt Lenski quand 
il évoquait la cristallisation/décristallisation des attributs 
statutaires : si le dominant modal aux Etats-Unis est un WASP (blanc, 
anglo-saxon, protestant), comment penser des individus qui ne 
détiennent pas l’ensemble des attributs (par exemple dans la 
bourgeoisie juive ou noire) ? Le sociologue se voit convié ici à 
renoncer à certains stéréotypes, non pour s’abandonner à l’extase de la 
complexité mais pour comprendre les modalités diverses de possession 
d’un attribut. Cette configuration d’attributs partiellement 
contradictoires a, bien sûr, des effets sur les représentations (à 
commencer par le rapport à soi) et sur les pratiques : il suffit de 
penser aux détenteurs illégitimes de positions, aux miraculés de toutes 
sortes, aux dominants en partie dominés, aux « khâgneux à vie » (comme 
dit Jean-Pierre Faguer) qui ne s’en sont jamais remis. Pierre Bourdieu 
insistait sur la pluralité des voies d’accès à une position, 
c’est-à-dire sur les effets de trajectoire, refusant ainsi précisément 
tout nominalisme (de profession, de famille, de nationalité…). Il 
proposait d’analyser la position dans un champ, espace social structuré 
selon des pôles, des régions, des zones frontières, mais aussi 
l’ensemble des positions simultanées ou successives occupées dans 
différents champs à propos desquelles on peut s’interroger sur les 
effets de compatibilité, de cumul, de discordance, etc. Les sociologues 
invoquant l’inépuisable diversité des variables (profession, diplôme, 
religion…) pour exprimer la difficulté de rendre compte de pratiques et 
de leur évolution dans le temps, semblent avoir renoncé à la quête 
d’intelligibilité qui implique l’effort pour définir, autrement que par 
la juxtaposition, les relations entre ces variables.
 Resterait à examiner les lunettes du sociologue pour se demander si 
elles ne seraient pas génératrices des paradoxes dont leur porteur 
entend faire le constat. Qu’en est-il de cette « dissonance » destinée 
à rendre compte de ce qui est présenté comme une anomalie de 
paradigme(4) ? Deux traits qui ne vont pas ensemble selon l’observateur 
peuvent être jugés comme parfaitement compatibles par l’observé. Il en 
va ainsi de la dimension de la légitimité. Des sociologues ont cru 
pouvoir raisonnablement affirmer que la probabilité de rencontrer des 
pratiques légitimes s’accroît avec le niveau scolaire et la position 
dans l’espace social. Mais si l’on regarde l’ensemble des pratiques 
légitimes, la probabilité de se conformer dans tous les domaines à la 
fois, et à toute heure du jour, aux modèles les plus exigeants ou les 
plus nobles ne peut que décroître pour l’ensemble de la population, y 
compris pour des fractions considérées comme cultivées. Prenons 
l’exemple d’une femme PDG fréquentant un karaoké. Trois solutions se 
présentent à nous. La première consiste à souligner le simplisme des 
théoriciens (et mauvais observateurs) de la « distinction » et à s’en 
tenir là en attendant des temps meilleurs. La deuxième consiste à 
proposer une meilleure théorie des pratiques culturelles, une théorie 
établissant, mais sans recourir aux propriétés de trajectoire, un petit 
nombre de principes afin de rendre compte de la cohérence dissimulée 
par un apparent désordre. Mais, si l’entreprise était viable, le risque 
serait alors à nouveau de faire disparaître la singularité tant 
soulignée de notre individu. Enfin, la troisième solution, celle de 
Bourdieu, consiste à reconstituer la logique pratique des agents. 
Celle-ci repose sur quelques principes. D’abord, l’identité sociale 
n’est engagée que très différemment selon les domaines de la pratique 
(amateur raffiné en musique mais indifférent en peinture…) : seul le 
petit bourgeois anxieux imagine, sur le modèle bouvard-et-pécuchet, que 
la norme culturelle impose l’excellence universelle et un 
encyclopédisme pesant. La seule maxime des agents est ici celle du bon 
sens qui les préserve de s’engager sur des domaines peu familiers où 
l’on n’est pas sûr de tenir le coup face à des juges sans indulgence. 
Ensuite, l’assurance attestée et entretenue à travers un ensemble de 
signes d’autorité est ce qui permet de prendre des distances envers les 
frontières de la légitimité culturelle : il suffit de penser à ces 
fausses confidences où les dominants font savoir qu’ils « adorent » 
telle ou telle activité qu’ils savent bien « facile », sinon « vulgaire 
». Ce n’est pas cela qui devrait susciter l’étonnement du sociologue, 
mais plutôt le goût (ou le tact) qui évite, du moins dans les 
situations publiques, de se perdre dans les transgressions les plus 
infamantes ou ridicules (la Foire du Trône, c’est peut-être « amusant » 
une fois pour rire, mais bon…). Un agent déterminé n’est ni 
monolithique ni pluriel, ni transparent ni inclassable, il n’est ni un 
bloc uniforme agissant de façon monotone ni une pure rhapsodie de 
phénomènes juxtaposés. Ayant intériorisé des schèmes d’action 
diversifiés qui fonctionnent dans des espaces diversifiés, il est voué, 
aussi bien objectivement que subjectivement, à une relative équivocité. 
Ce qui ne signifie pas que le "déterminisme" serait démenti, puisque la 
conduite suivie, même si elle n’était pas inéluctable, s’inscrit bel et 
bien dans un espace de possibles attaché à un individu à travers 
l’ensemble de prédicats dont il est porteur. Le fait qu’il n’y ait pas 
un scénario unique n’implique pas que celui qui a été suivi l’a été en 
vertu d’une décision irrationnelle, immotivée, etc.
 On en vient au curieux argument fonctionnel qui consiste à dire : la 
réalité est devenue tellement "complexe", "plurielle", qu’il n’y a plus 
que l’individu pour occuper la place autrefois impartie aux 
déterminations objectives (classe…) qui rendaient possible la cohérence 
des actions d’un agent plutôt sur le mode de l’automatisme. Or en 
admettant que l’on puisse décrire un cas singulier comme la façon dont 
un individu combine des "identités" multiples, la difficulté serait 
seulement reculée : il resterait à prendre pour objet, sauf à la tenir 
pour inanalysable, la logique de l’instance de coordination, sorte de 
super-ego sélectionnant et arrangeant la multiplicité des 
appartenances.
 Mais alors, à quoi bon toutes ces considérations méta-théoriques sur 
l’individu ? Nous voici finalement renvoyés à cette sociologie 
laborieuse qui, refusant les séductions des paradoxes et des 
dissonances, n’aurait rien d’autre à nous proposer que la nécessité de 
mettre en évidence les causes et les raisons des pratiques, en 
analysant les distinctions entre classes, fractions de classes, univers 
de la pratique, conjonctures. Cherchant à discerner la "formule 
génératrice" d’un individu déterminé, on est animé par un souci 
scientifique de simplicité qui consiste à identifier le petit nombre 
d’attributs au rendement cognitif élevé (au vu de recherches passées) 
et dotés de relations réglées. Rassurons ceux qui auraient peur de 
s’ennuyer : s’il y a des règles d’analyse, les possibilités 
combinatoires sont très vastes, les surprises nombreuses et, à 
condition d’en accepter le prix en efforts et en tâtonnements, 
l’ingéniosité peut parfaitement se déployer pour rendre compte de ce 
médecin marginal et de ce commerçant hors du commun. L’originalité est, 
en tous cas, parfaitement analysable : la sociologie n’est pas vouée à 
étudier la moyenne et les individus "moyens".
Un social optionnel
 Pour qu’un agent déterminé soit accessible à l’ordre de la 
connaissance objective, encore faut-il qu’il lui soit homogène. C’était 
au moins le présupposé de la discussion précédente : les paradoxes 
appelaient implicitement à être résolus par l’invention de nouveaux 
instruments. Or, le sociologue ne devrait-il pas aussi changer ses 
instruments s’il s’avère que le monde a changé de façon radicale ? Dès 
lors que la modernité (ou postmodernité) donne à voir de façon 
incontestable l’instabilité créatrice qui écarte les identités fixes 
jusqu’à leur émiettement, l’intention de connaître l’individu semble 
confrontée à l’obligation de renoncer aux présupposés les plus 
enracinés. Une nouvelle intelligibilité s’annonce, dit-on.
 La première réserve faite par le sociologue à l’ancienne serait de 
faire remarquer que ce type de raisonnement est incapable de 
reconnaître la distinction, pourtant élémentaire, entre l’individu et 
l’individualisme : le premier est censé être une réalité alors que le 
second n’est qu’un système de représentations. La fonction de fondement 
est attribué tantôt à l’un tantôt à l’autre terme, mais dans un énoncé 
de ce genre, on a peine à décider : « C’est donc, écrit François Dubet, 
quand la société ne peut plus être décrite totalement comme un système 
organisé et cohérent que l’individu émerge parce qu’il doit, 
personnellement, produire une cohérence et une série d’ajustements que 
ne peut plus garantir le système. L’individu existe parce qu’il règle 
des problèmes d’identité et de cohérence, parce qu’il se construit dans 
le bricolage des rôles, des habitus, des aspirations qui se coagulent 
dans sa personnalité .»(5) L’individualisme, que l’on peut d’ailleurs 
expliquer de mille manières plausibles, ne saurait être considéré comme 
une preuve incontestable en faveur de l’individu. Autrement dit, il ne 
suffit pas de revendiquer le statut d’individu pour en être un. 
D’abord, cette revendication est tout sauf originale dès lors qu’elle 
fait partie, dans nos sociétés, des valeurs largement approuvées sous 
des formes diverses (je n’ai pas encore rencontré de vrai holiste en 
matière éthique). Durkheim dans son texte fameux sur cette question ne 
disait rien d’autre que ceci : l’individualisme, célébration de 
l’individu, est un produit non de l’individu mais de la société. 
Bourdieu portait la revendication de l’ « opinion personnelle » au 
compte de la scolarisation qui inculque en chaque agent l’idée qu’il 
est tenu d’avoir des opinions qui lui soient propres. Quant au contenu 
de cet individualisme, on pourrait aussi montrer qu’il reproduit des 
représentations sociales (pour ne pas parler de stéréotypes) puisées 
non dans les profondeurs de la personne mais dans l’anonymat d’un 
ensemble de systèmes symboliques. Le vrai individu, suggère Vincent 
Descombes, pourrait bien être celui-là seul, ce « virtuose » (ascète, 
ermite…), qui serait parvenu à extirper le « monde » en lui-même(6). Là 
où les uns voient le règne des individus, d’autres ont pu, au 
contraire, discerner un nivellement des différences, et donc, reporter 
dans le passé l’originalité et la grandeur. Ne parlons pas de la 
difficulté de fixer la date de naissance du concept d’individu qui peut 
osciller entre des repères séparés par des millénaires (la Grèce, la 
Renaissance, la chute du Mur…). Mais ce genre d’investigation est-il 
après tout décidable ?
 Deuxième réserve : il faudrait déterminer dans quelle mesure les 
données empiriques alléguées relèvent bien d’un principe unique contenu 
dans la notion d’individualisme. Peut-on estimer que l’on a affaire à 
une même logique, par exemple, quand on se trouve face à l’élève 
cherchant à échapper aux effets des classements scolaires, face à 
l’étudiant prolongé qui s’invente un art de vivre, face au salarié 
désemparé dans son activité professionnelle et replié sur lui-même, 
face aux membres d’un couple qui négocient des espaces privés, face aux 
jeunes cadres branchés cherchant des loisirs nouveaux hors des sentiers 
battus, etc. ? Ce qui est proposé comme des preuves de la montée de 
l’individualisme ressemble à une façon de faire flèche de tout bois en 
amalgamant des logiques sociales pour le moins disparates 
(opportunisme, hédonisme, apathie, détachement…), comme ne devraient 
pas le faire des sociologues animés par le sens du terrain, de la 
complexité…et de la complexité du terrain. La même interrogation 
pourrait être reprise, depuis l’autre bout de la chaîne, afin de 
déterminer si les collectifs évoqués sur un mode uniformisant (famille, 
école, partis politiques…) ne demanderaient pas à être envisagés en 
fonction de la logique spécifique qui est la leur (sauf si, bien 
entendu, la tâche exclusive de la sociologie consistait à prendre pour 
objet les dimensions les plus formelles du rapport subjectif aux 
groupes d’appartenance). Que le rapport à soi (à autrui, à la culture, 
aux institutions…) puisse prendre des formes extrêmement diverses, 
d’adhésion naïve ou de distance critique, n’est pas le propre d’une 
époque particulière.
 Troisième réserve : le recours à la notion de subjectivité. 
L’individu, dit-on, n’est pas seulement inclassable (objectivement) ou 
opposé (subjectivement) à l’ordre et aux contraintes, il entretient un 
rapport privilégié à soi, ou plutôt il se définit par ce rapport : ce 
qu’il est ne vient pas de puissances "extérieures", mais résulte d’un 
projet engendré dans l’intimité d’une conscience de soi. Descombes, 
étudiant le concept de subjectivité des philosophes modernes (dans la 
lignée de Descartes), soulignait le glissement imperceptible qui fait 
passer du souci de soi, notion éthique commune élémentaire (que vais-je 
faire ?) au souci du soi, du soi qui serait à la fois le sujet et 
l’objet du souci. Le premier terme, tiré du langage ordinaire, ne 
contient aucune thèse particulière : il désigne la dimension éthique du 
choix en suggérant la part d’effort à accomplir (si tu ne le fais pas 
toi-même, personne ne le fera à ta place). Le deuxième relève d’une 
terminologie savante (métaphysique). Passons sur les aberrations « 
grammaticales » engendrées par cet usage inhabituel du terme (j’ai ou 
je suis un soi). Le problème qui nous concerne ici est 
l’indétermination de l’injonction d’être un soi(7). Le sociologue 
peut-il se permettre, quant à lui, de trancher sur ce point ? Il 
faudrait qu’il puisse nous dire d’après quoi on peut distinguer une 
pratique relevant de l’observance de conventions impersonnelles et une 
pratique surgie de l’authenticité du soi. Et là, les choses risquent 
encore de se compliquer encore un peu plus. Doit-on s’en remettre à 
l’autorité du métaphysicien, à celle du sociologue ou bien à l’autorité 
de l’individu qui serait finalement le seul juge pour déterminer ce qui 
vient bien de lui et ce qui vient de l’extérieur ? Ou bien, doit-on 
s’en remettre, plus simplement, à un critère négatif, l’absence de 
contrainte visible ?
 J’en viens à une quatrième réserve : la référence à cette notion de 
subjectivité implique une mythologie du social. En effet, l’argument de 
l’autonomie (le "soi") suppose une dualité des principes d’action : le 
soi de ce médecin, de ce commerçant… se détermine en fonction d’une 
singularité profonde qui échappe à toute détermination "externe". 
L’individualiste nous accorde qu’une partie de nos comportements 
provient de l’extérieur, mais il réclame qu’il n’en aille pas de la 
sorte pour une autre partie. Le social apparaît ainsi de façon étrange 
soit (version faible) comme une affaire de degré soit (version forte) 
comme une option révocable : ou bien je me libère plus ou moins de la 
société, en fonction des circonstances, ou bien il arrive un moment où, 
ayant cessé de relever de l’ordre des apparences sociales, je me trouve 
assimilé, à la façon du sage schopenhauerien, à une force éternelle (un 
soi ?) qui s’engendre lui-même.
 Cinquième réserve : ce qui peut entretenir cette illusion de la 
révocabilité du social est l’assimilation du social à la contrainte. Le 
mot « contrainte » est, par excellence, l’un de ceux qui engendrent des 
malentendus. On peut d’abord penser au pouvoir de certaines règles qui 
s’imposent aux agents à travers des injonctions, des codes, des rappels 
à l’ordre et, finalement, des sanctions exécutées par les détenteurs 
d’une forme spécifique d’autorité. « Le contrôle social, écrivent 
François Dubet et Danilo Martuccelli, est de plus en plus subjectif, 
chacun se sentant maître de ses choix et de sa vie. Les codes sociaux 
sont remplacés par des règles morales intériorisées, par des 
obligations subjectives… »(8). On reconnaît ici un dualisme de type 
ascription/achievment qui reflète la dualité des sociétés. Les sociétés 
traditionnelles (nommées holistes, à la suite de Louis Dumont) 
jalousement conformistes, se sont trouvées évincées par des sociétés 
modernes ou postmodernes ouvertes à la création et à la fluidité. A 
propos des premières, Dubet remarque à juste titre que « l’individu y 
est peut-être moins absent que ne le supposent les récits obligés de la 
modernité et que le holisme est plus une altérité théorique commode 
qu’une réalité anthropologique »(9). Aux secondes, le même auteur, 
évoquant l’école, la famille et la religion, attribue la capacité de se 
soustraire à l’emprise des normes, rôles et institutions. On retrouve 
ainsi l’argument fonctionnel déjà mentionné.
 L’atténuation des formes les plus coercitives d’autorité ne saurait 
conduire à poser que les individus sont désormais disponibles pour des 
choix dont ils sont les sources exclusives. Durkheim, théoricien de 
l’intégration, a effectivement abordé la question des modes 
différentiels de contrainte exercés par le groupe sur ses membres, 
problème sociologique non vraiment démodé. Mais, comme théoricien du 
social, il a aussi fait de la contrainte le critère de reconnaissance 
du social. Reste que le mot prend alors un sens différent, purement 
épistémique : le social n’est pas une création des individus, il est ce 
qui s’impose à eux comme quelque chose d’extérieur. Cette extériorité 
comporte quelques difficultés, mais ce qui est incontestable est que, 
pour travailler, le sociologue se doit de postuler l’intelligibilité du 
réel, laquelle implique, comme pour des « choses », la possibilité de 
classer, comparer, ordonner, hiérarchiser, dégager des relations 
d’invariance. La science n’a pas à choisir les groupes contre les 
individus, ou inversement. Il lui suffit de décrire et d’expliquer en 
proposant les principes de généralisation les meilleurs. Ces principes 
peuvent être plus ou moins satisfaisants, mais il faut en finir avec 
l’idée romantique selon laquelle l’individu serait un défi à la 
totalité, celle de la société ou celle de la science.
 Sixième réserve. On peut se demander si la conception optionnelle du 
social n’est pas inspirée surtout par l’intention de donner au concept 
de liberté une revanche sur ce que le social comporte de déterminisme. 
Mais est-ce bien nécessaire ? Le sociologue travaille avec pour 
objectif prioritaire, non pas de venir en aide à une théorie de la 
liberté grâce à ses moyens propres, mais de rendre compte des 
régularités observables qu’il a pu mettre en évidence par des 
opérations de construction d’objet. Et même si la liberté se trouvait 
justifiée par une infinité d’arguments convaincants, ce ne serait pas 
les siens, et d’abord pour cette raison qu’une construction spéculative 
ne peut être mobilisée dans la recherche empirique au même titre qu’une 
observation ou qu’une hypothèse. La liberté n’est pas de l’ordre des 
choses que l’on pourrait constater ou infirmer(10). Ainsi, les 
sociologues n’ont pas à être partagés entre ceux qui sont pour et ceux 
qui sont contre les facultés créatrices de l’individu, mais plutôt 
entre ceux qui, disait Durkheim, assument les « deux sentiments 
contradictoires qui peuvent être regardés comme les moteurs par 
excellence du développement intellectuel: le sentiment de l'obscur et 
la foi en l'efficacité de l'esprit humain »(11) et ceux qui basculent 
d’un côté ou de l’autre.
 Paradoxalement, les sociologues qui, à la façon de Bourdieu, tentent 
d’aller le plus loin possible dans l’entreprise d’objectivation, se 
voient soupçonnés de se prendre en quelque sorte trop au jeu. Or croire 
dans les pouvoirs de compréhension et d’explication propres à la 
connaissance sociologique, présupposé plutôt recommandable du métier de 
sociologue, ce n’est pas réduire les individus au statut d’automates 
qui ne feraient que suivre un programme fixé d’avance (le concept 
d’habitus évite l’écueil). Comme le souligne Bouveresse à propos de 
Wittgenstein, ni la règle n’agit « à la façon d’une force motrice qui 
contraint l’utilisateur à aller dans une direction déterminée » ni les 
« lois » invoquées dans les sciences de la nature comme dans les 
sciences de l’homme ne peuvent être envisagées « comme des règles 
auxquelles les phénomènes naturels sont contraints de se conformer 
»(12). Le mode scientifique de représentation qui tend désormais à 
faire partie de notre image du monde n’a pas à être fétichisé sous la 
forme d’un système de contraintes immanent aux choses. Si, selon 
Wittgenstein, « il n’y a rien dans la régularité qui rende quoi que ce 
soit libre ou non libre »(13), c’est parce que le fait de concevoir des 
rails cachés comme modèle de la conduite réglée (il suit tel 
itinéraire) n’implique pas de recourir à un mécanisme contraignant, « à 
chercher une sorte de mécanique du non-mécanique lui-même »(14). 
Dévoiler des régularités et les expliquer ne consiste pas à opposer un 
« mécanisme » à la spontanéité apparente. C’est refuser tout simplement 
de choisir en renonçant à subordonner la connaissance objective à 
l’idée que l’on serait quitte de son travail, une fois identifié le 
mécanisme caché : « Une bonne partie de la résistance que l’on oppose 
aux idées de Bourdieu provient non pas, comme on pourrait le croire, de 
l’hostilité au mécanisme, mais de la tendance à croire que nous 
comprendrions la société si nous réussissions en quelque sorte à voir 
la machinerie sociale en action. »(15) L’apologie de la liberté 
créatrice dissimulerait ainsi un idéal mécaniste qui n’est pas celui de 
Bourdieu, mais précisément celui d’une bonne partie de ses adversaires.
L’eschatologie postmoderne
 Lorsque les couples d’oppositions philosophiques sont projetés dans le 
temps, les termes négatifs étant renvoyés au passé et les termes 
positifs vers l’avenir, on semble avoir la plupart des ingrédients de 
ce que les penseurs postmodernes, soulignant son caractère mythologique 
sinon religieux, ont appelé un « grand récit ». Il y a aussi un grand 
récit des postmodernes qui comporte quelques traits remarquables. 
D’abord, un temps orienté qui, s’il implique l’abandon des anciennes 
certitudes dogmatiques et d’une recherche naïve de vérité (sous les 
auspices inépuisables du « désenchantement du monde »), procure en 
échange tous les plaisirs, au moins intellectuels, de la libération. 
Par ailleurs, l’avènement des temps nouveaux, cessant de devoir être 
rapporté à des forces sociales justiciables d’une analyse rationnelle, 
demande à être considéré comme le résultat d’une multiplicité 
inexhaustible (comme il se doit) de causes économiques, technologiques, 
culturelles, œuvrant providentiellement dans la même direction : 
l’époque archaïque des identités closes et des collectifs dévorants 
doit faire place à une époque de différences, de singularités et de 
croyances soft. Dernier aspect : le récit est structuré selon 
l’opposition séculaire communauté-société. Les illustrations proposées 
auraient de quoi faire sourire des historiens de profession, s’ils en 
avaient connaissance. Pendant des millénaires, l’humanité a subi le 
joug de ce qu’un philosophe n’hésite pas à appeler… des « identités 
naturelles »(16) : bridé par une famille aux volets clos, une nation 
exaltée, une usine fordiste disciplinaire et des appareils 
politico-syndicaux monolithiques, l’individu (d’ailleurs existait-il ?) 
n’avait d’autre horizon que la morne conformité imposée par les 
collectifs de toutes sortes. Au contraire, dans une « société 
postmoderne » caractérisée par la « dissolution des corps sociaux 
traditionnels »(17), l’individu nouveau ne reçoit plus son identité 
d’en haut, il est producteur de sa « différence » (il est à nul autre 
pareil, mais sans arrogance et gentiment), imaginatif et heureux d’être 
accueilli au sein de la « multitude » où il y a de la place pour tous.
 Dans cette forme d’eschatologie que nous proposent les auteurs du 
livre Multitude, ce qui doit advenir ne fera que réaliser l’essence 
éternelle de l’humanité (son désir de liberté), la parousie de la 
multitude « ontologique » étant rendue possible par la multitude « 
historique » ou « politique » (p.259). « La multitude obéit par 
conséquent à une étrange temporalité dédoublée : toujours-déjà-là et 
jamais-encore » (p.260). Pour expliquer la survivance surprenante d’une 
posture de piété sous des allures aussi libérées, on ne peut que faire 
référence à la double propriété d’un discours qui doit s’efforcer 
simultanément de proposer les perspectives d’une stratégie politique et 
de substituer au marxisme, grande eschatologie de jeunesse avec 
laquelle il ne cesse de (se) débattre, une ligne ouverte, créatrice, 
bref « intelligente ». Tous les acquis des philosophes de la « 
singularité » (ou de la « différence », mais au sens deleuzien et non 
hégélien) peuvent être récupérés sur le terrain politique : « En termes 
conceptuels, la multitude substitue le binôme commun/singularité au 
couple identité/différence .» (p.256) On passe du règne de la nature à 
celui de la grâce.
 La viabilité politique de cette eschatologie n’a pas à être examinée 
ici. Ce qui, en revanche, peut parfaitement l’être est l’apport 
conceptuel présumé du couple individu-multitude. Il nous est dit que 
les luttes nouvelles ne reproduiraient pas les travers des luttes « 
traditionnelles », l’individu parvenant à préserver sa singularité. Le 
verrou de la classe ouvrière peut sauter puisque la multitude serait de 
nature « inclusive » (et non « exclusive ») comme en témoignent, 
semble-t-il, des mouvements comme Act Up, Queer Nation et 
l’altermondialisme. Avec des forces sociales plus diversifiées que le 
seul prolétariat, on se retrouve finalement face à un problème 
relativement classique de sociologie politique, celui des conditions et 
des modalités de mobilisation. A ce problème classique, les auteurs de 
Multitude n’apportent pas une réponse particulièrement originale. 
Quelles sont les dimensions de la mobilisation ? La première serait 
d’ordre « intensif ». Suivant l’adage que c’est en forgeant que l’on 
devient forgeron, ils nous apprennent que l’expérience du conflit 
renforce la détermination à lutter : « l’odeur âcre des gaz 
lacrymogènes aiguise le sens et les heurts avec la police font bouillir 
le sang de colère, et cette intensité culmine dans l’explosion » 
(p.251). C’est simple ! La seconde, d’ordre « extensif », consiste dans 
une « communication des luttes locales » qui s’accomplit selon une 
logique de « réseau » : « chaque lutte reste donc singulière et liée à 
des conditions locales, tout en étant immergée dans un réseau commun » 
(p.255). C’est harmonieux ! Le réseau suppose la diversité des forces 
contestataires coordonnées et un pluralisme affiché, éléments qui, 
depuis toujours, ont été au cœur de notions comme celles de front, 
d’union, de rassemblement, de coalition. Equilibre instable dont on 
voit mal ce qui, dans l’avenir, pourrait le préserver des jeux de 
rapports de force, à moins de prendre les idéologies décentralisatrices 
et libertaires au pied de la lettre. Si la « multitude » se veut un 
instrument d’analyse, cet instrument est superflu parce que la plupart 
des mouvements sociaux de quelque ampleur ont été d’emblée hétérogènes 
(E.P. Thompson disait-il autre chose ?), engendrant, ou non, un langage 
commun. En fait, l’usage principal du terme semble surtout performatif 
: il enjoint de rejeter le centralisme démocratique.
 Inventer une terminologie bizarre (le « commun ») est une chose. 
Montrer concrètement en quoi des luttes décentralisées ou en réseau 
vont « changer le monde » est une autre chose, car il faudrait élucider 
ce qui fait problème ici, à savoir ce que ces luttes ont de commun en 
dehors du fait qu’elles ne sont pas impulsées par des militants 
ouvriers à l’ancienne. S’occuper de ce problème obligerait les penseurs 
de la multitude à confronter leurs idées de « singularité » et de « 
local » à l’hypothèse inadmissible qu’il puisse exister une hiérarchie 
(au moins stratégique) des causes et des urgences. Et c’est encore une 
autre affaire que de montrer en quoi les individus en lutte (qu’on 
hésite à appeler encore militants) auraient réussi à préserver leur 
indomptable « singularité ». Il serait souhaitable que des penseurs 
aussi soucieux de tirer les enseignements de la modernité ne commettent 
pas l’erreur élémentaire consistant à confondre les déclarations des 
bulletins militants et les pratiques effectives. Un groupe n’est pas 
une boîte noire : on peut parfaitement en faire l’analyse (il y a des 
dizaines d’excellentes études de terrain là-dessus(18)). Même dans les 
cercles d’études spinozistes ou nietzschéennes, lieux d’échanges entre 
singularités pensantes, il existe des oppositions plus ou moins 
patentes entre érudits et amateurs, commentateurs et penseurs, orateurs 
confirmés et apprentis balbutiants. La lutte en commun, y compris pour 
des causes éclatées, ne met pas en jeu de pures « subjectivités », mais 
des agents porteurs d’une histoire déterminée, d’intérêts et de projets 
qui les inclinent à s’affronter pour la définition légitime de la 
cause. L’issue de ces luttes ne dépend pas du plaisir de faire réseau 
ensemble, mais de facteurs objectifs qui ne sont ni modernes ni 
postmodernes, comme les effets externes de conjoncture, la composition 
de la base militante, les procédures internes de décision, etc. On 
ressent quelque gêne à être rabat-joie mais enfin, on ne va pas 
continuer à entretenir de jolis contes d’enfants sous prétexte d’en 
finir avec les grands récits.
Conclusion
 Après avoir souligné combien les problèmes associés au mot individu 
étaient différents, il serait stérile de vouloir réunir les théories de 
l’individualité dans une même classe. Du moins, peut-on observer que la 
plupart d’entre elles se voient rapprochées à travers le même 
adversaire, scientiste ou objectiviste, qu’elles se donnent. Un autre 
trait commun est ce que l’on pourrait appeler une humeur catastrophiste 
accueillante à l’idée qu’une profonde mutation intellectuelle est 
requise par la crise des instruments traditionnels de la connaissance. 
Or s’il y a bien quelque chose de peu nouveau, c’est le fait que la 
sociologie doit depuis longtemps compter en son sein avec la tentation 
de dépasser des exigences de scientificité jugées trop rigides (à 
Durkheim se voient opposés des penseurs plus ouverts comme Tarde ou 
Simmel).
 L’adage nominaliste invitait à ne pas multiplier les entités quand ce 
n’est pas nécessaire(19). On peut se demander si, par un renversement 
des rôles, l’individu ne serait pas aujourd’hui à compter parmi ces 
notions superflues.
(1) W.V. Quine, La Poursuite de la vérité, trad. M. Clavelin, Paris, 
Seuil, 1993, p. 51.
(2) Cela ne signifie pas nécessairement que l’individu soit simplement 
la somme des prédicats attribués par un observateur (savant ou 
profane), et l’on peut souligner, à la façon de Hilary Putnam, que la 
référence à un objet n’est pas déterminée entièrement par l’état, 
fluctuant et limité, de nos croyances relatives à cet objet.
(3) P. F. Strawson, Etudes de logique et de linguistique, trad. J. 
Milner, Paris, Seuil, 1977, p. 47.
(4) B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et 
distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. J’ai présenté une 
analyse critique de ce livre dans « Comment négocier un tournant ? », 
Espaces Temps. net, 11/11/2004, 
http://espacestemps.net/document778.html .
(5) F. Dubet, « Pour une conception dialogique de l’individu », Espaces 
Temps. net, 21/6/2005, http://espacestemps.net/document1515.html, p. 6.
(6) V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de 
soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p.269 sq.
(7) Ibid., p 236 sq. Voir aussi V. Descombes, « Le pouvoir d’être soi 
», Critique, n° 529-530, 1991, p . 545-576.
(8) F. Dubet, D. Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, 
Seuil, 1998, p. 44.
(9) F. Dubet, « Pour une conception dialogique … », art. cit., p. 12.
(10) Durkheim souligne que la sociologie « n'a pas à prendre parti 
entre les grandes hypothèses qui divisent les métaphysiciens. Elle n'a 
pas plus à affirmer la liberté que le déterminisme » (Règles de la 
méthode sociologique, Paris, PUF, 1968, p. 139).
(11) E. Durkheim, « L'empirisme rationaliste de Taine », reproduit dans 
Textes, tome 1, Paris, Minuit, 1975, , p. 173.
(12) J. Bouveresse, Pierre Bourdieu savant et politique, Marseille, 
Agone, 2004, p. 143.
(13) Ibid ., p. 144.
(14) Ibid ., p. 162.
(15) Ibid ., p. 162.
(16) M. Hardt, T. Negri, Multitude : guerre et démocratie à l’âge de 
l’empire, trad. N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004.
(17) Le mot « traditionnel » dans sa simplicité permet d’éluder 
l’analyse précise en évoquant pêle-mêle la routine, le passé, 
l’indiscuté, etc.
(18) Comme excuse à leur tourisme philosophique, les auteurs de 
Multitudes pourraient alléguer qu’ils n’avaient pu prendre connaissance 
de travaux précis sur l’altermondialisme. Conseillons-leur I. Sommier, 
E. Agrikolianski (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste : 
le second forum social européen, Paris, La Dispute, 2005.
(19) Ou, plus précisément, de ne pas postuler, sans raisons bien 
pesées, l’existence de fictions verbales.
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